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Kubra Khademi

7/25/2019

 
Young Art review - Kubra Khademi
« Marching » - 75,5cm X 56,5cm - Gouache on Paper - 2019, France
Young Art review - Kubra Khademi
​Kubra Khademi, née en 1989 à Kaboul en Afghanistan, est une artiste qui s'est toujours sentie féministe avant d'en connaître le terme. 
Elle refuse le mariage et se lance dans des études artistiques aux Beaux-Arts de Kaboul en 2008 et 2009 puis au Pakistan à la Beaconhouse National University (à Lahore) de 2009 à 2013. Son travail est multidisciplinaire : de la performance au dessin et c'est sa performance Armures créée en 2015 qui est très vite relayée et met sa vie en danger. Elle déambulait en armure de fer dans Kaboul afin d'y dénoncer le harcèlement sexuel que les femmes y subissent. Sa professeure de Lahore, Salima Hashmi et France Marcadet de la Madanjeet Singh Foundation de l'UNESCO (Paris) la font sortir de Kaboul et venir à Paris.
En 2016, elle est sacrée Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres par Audrey Azoulay, Ministre de la Culture. Et depuis 2018, elle effectue une seconde licence Esthétique et Sciences de l'art à la Sorbonne Paris 1.
"J'ai appris le terme féministe autour de 2009 ou 2010. J'ai commencé à lire sur le sujet et j'ai compris que mon mode d'expression tout entier s'y trouvait"
Young Art review - Kubra Khademi
« Red Carpet » - 75,5cm x 56,5cm - Gouache on Paper - 2019, France
 Comment êtes-vous devenue artiste ? Quel a été votre parcours de vie et d'artiste ?
J'ai toujours été une artiste. Je ne sais pas quand ni quel jour quelqu'un devient un artiste.
Aussi loin que je me rappelle, j'ai toujours été douée en dessin. C'était un exercice d'expression qui me procurait beaucoup de plaisir. Je me souviens que j'agissais ou réagissais de manière hors norme,
inconsciemment évidemment. En fait, je faisais toujours ce que je n'aurais pas dû faire.​ Ma vie et mon art ne sont pas distincts. Il est difficile de définir mon art tout comme il est difficile de définir ma vie. Mais en tous cas, c'est assez évident que je suis une femme.
Pour analyser comment ma vie et mon art sont devenus une entité unique, il faut comprendre comment se déroule mon processus de création.
Quel a été mon parcours ? J’ai toujours fait des choses que je n’aurais pas dû faire. Simplement, maintenant, je me présente comme artiste et d’autres me reconnaissent également comme telle. Je n’ai pas changé. J'ai suffisamment intériorisé durant mon enfance à quel point je suis coupable en étant souvent frappée par ma mère. Aujourd'hui, j'ai un fardeau de culpabilité supplémentaire : ne jamais arrêter de faire de l'art. Enfant, j'étais folle, j'avais cet attrait énorme pour l'interdit, et notamment par ce qui est interdit aux filles. Aujourd'hui, ces sujets sont les plus importants dans ma création. Je considère que l’art est non consensuel.
​Quelle a été votre première oeuvre d'art ?
Celles pour lesquelles j'ai été le plus battue. Ma mère me battait parce qu'elle avait peur de mon père. L'une d'elles était un dessin que j'ai fait toute petite, après avoir visité un hammam. J'y avais vu pour la première fois le sexe de femmes adultes. Des femmes de toutes tailles. Certaines étaient sans sous-vêtement alors j'ai vu. J'ai été paralysée. Ma mère n'a pas remarqué mon état car elle était trop occupée à nous laver tous les cinq. Quand je suis rentrée chez moi, j'ai pris mon petit carnet de croquis et j'ai dessiné beaucoup de femmes nues. Quand j'ai eu fini, j'ai eu tellement peur de ce que j'avais fait que j'ai déchiré la page, que j'ai caché sous un tapis. Quelques jours plus tard, ma mère m'a fait venir dans la pièce dans laquelle se trouvait le tapis. Elle m'a montré cette page et m'a frappée avec un fil électrique.
"Mes premières créations artistiques étaient celles qui étaient le plus en désaccord avec la norme culturelle afghane."
Pendant les mois suivants, je n’ai plus pu garder la tête haute. A la suite de cet événement, je n'ai plus dessiné pendant très longtemps et ma mère a cessé de m'acheter des carnets de croquis. Même si c'était rare, elle le faisait de temps en temps. Mais je n'osais plus lui en demander. J'ai oublié la douleur d'être battue par un fil électrique, mais je n’en ai pas oublié la honte. Il m’a fallu du temps pour guérir. 
De temps en temps, je dansais et imitais des membres de ma famille (des personnes âgées de ma famille je pense) avec beaucoup de talent, ce que mes sœurs adoraient. Elles riaient mais ma mère me battait et me criait que Dieu m'avait maudite pour que je sois un tel démon. Je n’arrête jamais de faire les choses pour lesquelles j’ai été battue. Donc, je peux dire que mes premières créations artistiques étaient celles qui étaient le plus en désaccord avec la norme culturelle afghane.

​​Quand vous êtes-vous sentie féministe ? Comment s'est révélée cette conscience ?
Et bien, j'ai appris le terme "féministe" autour de 2009 ou 2010. J'ai commencé à lire sur le sujet et j'ai compris que mon mode d'expression tout entier s'y trouvait.

Comment l'avez-vous utilisé dans votre art ?
Très simplement, je suis une femme dans mon art et j'utilise mon histoire personnelle dans ma création.
Quel est votre processus créatif ? Le départ de votre création est-il politique ? Quel est votre message ?
Mon art est tiré de mes expériences personnelles, mon intention n'est pas de faire un travail politique. Je n'ai jamais un seul message que je peux définir. D'ailleurs, j'ai toujours du mal à définir et expliquer le sens de mon travail. Par exemple, j'ai mis des années à comprendre que je n'étais pas coupable de mes opinions, de ma sexualité et du fait d'être une fille. Ce n'est pas ma faute ni grave d'être une fille.
En réalisant le dessin Twenty years of sin en 2016, j'ai dessiné le même dessin de femmes qu'en sortant du hammam. J'ai donc mis vingt ans à comprendre et sortir de la honte. J'en ai parlé à une amie, puis j'ai enfin commencé à en rire. Après quelques années supplémentaires en France, j'ai pu le redessiner et il n'était plus immoral pour moi.
​Il appartient aujourd'hui à la collectionneuse Maria Carmella.
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"Twenty Years of Sin" - 23,5 x 30 cm - Gouache on Wasli - France, 2016
​Oui, c'est difficile de mettre des mots sur mon processus de création actuel et passé et sur le message exprimé dans mes oeuvres. Je pense que comme je suis une artiste plasticienne, j'exprime mieux mes idées de manière visuelle.
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Je suis très touchée par l'oeuvre exposée à Un-capture beauty, exposition organisée par Wisewomen et Artistes en exil. 
Je n'ai pas visité cette exposition car j'étais au Brésil (et je le suis encore aujourd'hui). Mais les organisatrices de Wisewomen et Artistes en exil ont partagé quelques photos avec moi.
​Elles ont sélectionné un de mes dessins, qui fait partie d'une série créée l'année précédente. Je dessine exactement comment je dessinais dans mon enfance : les mêmes proportions de corps et la même perspective. Ce dessin est issu de la série intitulée Paraqcha ha, dans laquelle je représente tant de mauvaises femmes tirées de mon imagination.
​Vous avez été sacrée chevalier des arts et des lettres. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Quand j'ai reçu ce titre d'Audrey Azulay, la Ministre de la Culture à ce moment-là, je ne connaissais pas cette distinction. Mais je me rappelle avoir vite appelé ma mère pour lui annoncer cette bonne nouvelle. Elle m'a demandé ce que cela signifiait. Je lui ai répondu que c'était un prix remis aux personnes courageuses. En France, la Ministre de la Culture était une femme, elle m'a honoré pour cela.

Quels sont vos prochains projets d'exposition ?
J'ai tellement de projets ! Voici plusieurs projets sur lesquels je travaille en parallèle.
Performance, basée sur trois génération :
La première génération est celle de ma grand-mère que j’ai connue très peu de temps lorsque j’avais 7 ans alors qu’elle venait nous voir suite à la perte de son mari malade et juste après que son fils unique ait été tué sous une bombe russe pendant la guerre soviétique. Ma grand-mère s’appelle Amaanat, ce qui signifie « te faire confiance ». Son histoire dramatique est celle de nombreuses autres femmes afghanes de son époque et des suivantes. Elle a perdu sa mère alors qu’elle était encore enfant, elle vit avec quatre grands frères, son père travaille et elle est seule à supporter sa vie tragique. Étant une pauvre orpheline, elle a vu toutes les formes de violence possibles. Elle n’avait personne pour la défendre. Par personne, je veux dire ni une « mère », ni une « sœur » ou tout autre « femme ». Elle était entourée d’une extrême violence patriarcale. Elle a subi viol, inceste, violence psychologique et physique dans sa vie quotidienne... Au fil du temps et vivant cette vie, elle est devenue une femme hystérique, voire inextricable, au point que tous les villageois attendaient sa mort.
La deuxième génération est celle de ma mère qui est une femme silencieuse. Elle découvre et pense qu’elle ne vit pas la vie exacte qu’une femme afghane devrait vivre. Elle vit dans la peur, la culpabilité, les violences psychologiques et physiques, alors que tout provient de sa propre culpabilité. Elle est reconnaissante à Dieu qu’un mari soit sur sa tête, quelle que soit sa condition. C’est une femme satisfaite sans aucun bonheur, mais avec une culpabilité et une tristesse inconnue, voire de la colère. C’est une femme passive, heureuse d’avoir dix enfants et car c’est grâce à cela que mon père la nourrit. Mais mon père afghan typique était extrême et contrôlait ma mère sur tous les aspects de sa vie. Elle a également été frappée et harcelée sexuellement régulièrement.
La troisième génération est la mienne, avec tous les atavismes reçus de ma mère silencieuse et de ma grand-mère hystérique. J’ai grandi dans l’inégalité extrême entre mes quatre frères et mes cinq sœurs. Je suis d’une génération qui pouvait difficilement aller à l’école, mais qui est ambitieuse. On ne peut pas dire pour autant que j’ai été moins violée que ma mère et ma grand-mère. Je pouvais aller à l’école et vivre une partie de ma vie différemment des deux générations précédentes, ce qui me donnait la possibilité de rêver plus grand, même les rêves impossibles de mon enfance. Personne ne m’a dit que j’étais un être humain et que j’avais le droit de me poser des questions, la peur et la culpabilité étaient plus fortes et plus évidentes, de façon à ce que je grandisse avec. Je me suis permis de rêver en silence de devenir une artiste un jour dans ce contexte même si cela me semblait impossible, mais c’était une bonne raison de marcher dans cette direction, lentement mais surement.
Je suis une génération de révolution qui a appris à penser, à questionner et à analyser sa situation en silence (figure de ma mère) et à avancer comme une femme qui n’a rien à perdre (figure de ma grand-mère), mais à viser atteindre ses objectifs comme une folle (encore une fois, comme ma grand-mère, car elle était considérée comme folle et elle s’en moquait littéralement). La violence sexuelle est le point commun de ces trois histoires de vie différentes. Une femme hystérique, une femme silencieuse et une femme révolutionnaire. ​
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Drawing of performance represent three generation my grandmother, my mother and mine. Most of these drawings are exhibiting in galerie Valerie Delaunay now
Et les dessins :
Dans cette nouvelle série de dessins, je voudrais me concentrer davantage sur les histoires de femmes que ma mère m’a racontées. Celles qui sont plus sensibles en termes de sujets comme par exemple la sexualité féminine : sa puissance et en même temps la culpabilité qui l’entoure. Esthétiquement, je voudrais dessiner ces histoires en parallèle des miennes, avec mon corps d’aujourd’hui. Les questions sur lesquelles je voudrais insister à travers cette série de dessins/peintures doivent provoquer une politique du corps, allant au-delà des limites que la religion (l’Islam) adresse aux femmes.
Aujourd’hui, en tant qu’artiste et avec mon corps comme outil d’expression, je voudrais m’insérer dans un contexte plus large. J’aimerais relier l’ensemble de ces personnages féminins à l’histoire, à la façon dont je les présente : ils sont sauvages, primitifs et révolutionnaires. Je voudrais dessiner une partie de l’histoire de manière idéaliste, comme je voudrais qu’elle soit, sans être politiquement correcte.
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« Relaxed Women » - 75,5cm x 56,5cm - Gouache on Paper - France, 2019
​En ce moment, je suis en résidence au sein de la Sacatar Foundation au Brésil. J'y crée des dessins et pense à mettre en place une performance dansée par les femmes Bahian. Je suis en plein processus de recherche pour cette pièce.

Sinon, j'expose à la Galerie Valerie Delaunay une série de dessins, curatée par Gaia Donzet. Le finissage est prévu au 7 septembre 2019.
​Je donnerai des cours de dessin pendant ma résidence au Centre Intermonde à partir de septembre 2019. Je produirai aussi des dessins.
Je suis aussi en contact avec la commissaire d'exposition Elena Sorokina à propos de mon travail et ma démarche artistique. Elle organise une exposition à Paris. 
J'ai été sélectionnée pour le prix de l’art Emerige. Nous sommes 12 artistes et le 7 octobre, nous exposerons nos œuvres.
Je suis également sélectionnée pour une résidence d'artistes par la Fondation Fiminco 2020.
Enfin, je participe à une exposition de groupe à Mucem à Marseille de novembre 2019 à mars 2020.
Interview mené par Livia Perrier en juillet 2019.

Liens

Site de l'artiste
Galerie Valérie Delaunay
Prix Révélation Emerige
Wisewomen
L'atelier des artistes en exil
Lattitude Contemporaine Prod

Crédits photos :
Portrait : Deborah Ross

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