Et puis, je me suis dit aussi qu’il y avait des clients qui ne vont que dans les salles de vente et qui ne vont pas vers l’art très contemporain, ni dans les galeries. J’ai essayé de mixer un peu les deux mondes, d’ailleurs, j’ai même eu l’idée à un moment de faire une foire dans une maison de vente. J’ai fait aussi des livres gratuits pour tous les clients de l'étude, chez Cornette de Saint Cyr, sur l’art en France en 1960 et 1980 pour lequel j’ai fait intervenir 25 jeunes critiques. J’essayais de faire des choses qui mettaient en avant les artistes dans différents projets. À la fin du Salon de Montrouge, j’étais un peu frustré même si c’est bien d’avoir d’autres regards qui prennent la relève. J’avais apprécié cette échelle, j’avais envie de faire quelque chose de cette envergure. Je voyais tous mes copains galeristes qui souffraient parce qu’ils sont en première ligne des évolutions du marché. J’ai voulu dire des choses importantes : il y a une spécificité de notre regard français sur la culture, c’est l’exception culturelle. Les biens culturels ne sont pas des marchandises comme les autres. Notamment, ce ne sont pas les plus chères ou celles qui ont le plus de succès, qui sont les meilleures. Il y a d’autres phénomènes de reconnaissance qu’il faut arriver à amener. C’est vrai pour les artistes comme pour les galeries. Et malheureusement, j’observe que l’art visuel est sans doute le seul domaine de la culture où on n’ait pas trouvé de mécanisme pour faire vivre cette exception culturelle. Par exemple, les 15 films qui sont en compétition officielle du Festival de Cannes ne pèsent rien en terme de marché. Il n’empêche que quand tu as la Palme d’Or, c’est la plus grande reconnaissance mondiale en terme de cinéphilie. De la même manière, quand j’ai interviewé des écrivains comme Claude Simon qui a eu le Prix Nobel de Littérature, il m’a expliqué qu’avant de recevoir le prix, il vendait 80 livres par an, tous titres confondus. Donc, ça veut dire que tu peux avoir le Prix Nobel de Littérature en vendant 80 livres par an. Donc, là aussi, le regard critique sur la littérature a des formes de reconnaissance extrêmement fortes qui ne sont pas celles du marché.
C’est ce qu’il y a dans le cinéma ou dans d’autres secteurs (prix unique du livre par exemple). Je suis convaincu que notre destin est de porter cette exception culturelle dans le champ de l’art. Il n’y a aucune raison que l’art soit le seul champ où cela soit absent. C’est cela qui est délétère : ce que l’on peut apporter aux artistes, c’est cette reconnaissance, de leur renvoyer qu’ils sont importants pour nous. Alors, tu n’es pas obligé d’aller jusqu’aux demi-dieux comme moi. Mais en tout cas, leur donner le courage de continuer, quand bien même ils n’ont pas de succès financier ou public. Mais si tu dis à un artiste : « pour moi, tu es au top, tu es au niveau des plus grands », ça lui donne une pêche pour exister. Je le raconte souvent mais quand tu lis les écrits d’Apollinaire - qui n’est pas le plus grand écrivain sur l’art -, le seul artiste dont il dit c’est un grand artiste, c’est Picasso. Et à ce moment-là, Picasso a 22 ou 23 ans ! Quand tu as 22 ans et qu’Apollinaire dit déjà que tu es un grand artiste, ça te suffit pour ta vie ! Après, tu peux ne pas vendre, tu peux bouffer de la chaussure bouillie mais tu sais que quelqu’un a foi en toi. Et moi, c’est ce que j’ai toujours essayé d’apporter aux artistes. Je traite de la même manière un monument, un artiste de 70 ans qui a un parcours extraordinaire et un artiste de 25 ans, si j’ai le même enthousiasme et la même conviction. Pour moi, la critique est un exercice d’admiration ! C’est très important et comme aujourd’hui, il n’y a plus que le marché qui apporte cette reconnaissance, c’est d’autant plus important. Et pour te répondre précisément, c’est important pour les artistes mais c’est important pour les galeristes aussi.
Qu’est-ce que ça renvoie comme signal ? Ça veut dire qu’elle n’est plus au niveau ? Et donc après, c’est la spirale infernale. Tu n’es plus au niveau, donc les gens ne viennent plus te voir, donc ça devient de plus en plus dur… Soit les galeries qui ont été éjectés se disent « je suis éjecté parce que je suis pas bon ». Donc ils changent d’artistes et essaient de revenir. Et ce qui est encore plus pervers, c’est que la FIAC les accepte mais impose à la galerie de venir avec tel ou tel artiste ! C’est une spirale infernale, car tu ne montres qu’un bout de ce que tu fais ! Voire même, je l’ai déjà observé, quelque chose qui ne correspond même plus à ton programme ! C’était arrivé par exemple à l’époque à Anne de Villepoix à qui la FIAC avait imposé, après plusieurs années où elle n’avait pas été prise, qu’elle fasse un solo show de Rosemarie Trockel avec qui elle ne travaillait plus ! Je me suis dit "je vais créer un événement, qui va être sélectif mais avec d’autres critères que ceux de la FIAC".
Nous, on ne s’est pas attaché à ce que les gens montrent. Pour une raison très basique, on se trompe toujours ! Il y en a qui se trompent moins que les autres et on devrait leur faire confiance. J’ai observé cela avec mon ami Jean Brolly, qui a eu une clairvoyance incroyable dans les années 70. Il achetait tout Rutault, tout Toroni, tout Morellet, puis Ming… Quand il a ouvert sa galerie, tout le monde a dit qu’il ne comprenait plus rien, qu’il était ringard. Il a montré un artiste dont plus personne ne voulait, Steven Parrino. Il n’a rien vendu. Deux ans après, Parrino est mort, il est entré chez Gagosian et maintenant ça vaut 1 million de dollars et on demandé à Jean de bien vouloir montrer des Parrino à la FIAC, après l’avoir éjecté !
Et ensuite, de l’autre côté, c’est aussi quelqu’un qui est disponible pour le public, qui sait bien présenter le travail de ses artistes et de rendre compte de son travail au public, qui est disponible, et qui fait un service après-vente pour les collectionneurs : qui reprend l’œuvre si tu t’en es lassé, si elle est cassée... En fait, un bon professionnel : quelqu’un qui est bien avec les artistes, avec le public et avec les collectionneurs. C’est sur ces critères-là qu’on a décidé de sélectionner les galeries, donc sur des critères purement professionnels. Et ensuite, on ne leur demande pas ce qu’ils vont montrer mais de faire leur autoportrait ! Ce qu’on leur dit c’est : « vous avez une chance de rencontrer des gens qui ne vous connaissent pas, ou qui croient vous connaître et ne vous connaissent pas bien, donc qu’est-ce qui vous distingue de votre voisin ? Qu’est-ce qui fait que je dois aller chez vous ? ». C’est un speed-dating en fait ! Ce qu’on veut montrer, c’est quel est l’individu derrière la galerie. Ce n’est pas uniquement quelqu’un qui a des œuvres à vous vendre, c’est quelqu’un qui a une position dans la vie, dans l’art, qui est singulière. C’est ça qu’on essaie de mettre en avant à Galeristes pour essayer de casser le cercle vicieux des foires : certains se disent « pourquoi j’irai circuler dans Paris alors que je vais dans une foire et que j’ai tout de suite 400 galeries ? ». Sauf que ce qu’on voit dans les foires, ce ne sont pas les galeries. Car les galeries, ce sont des espaces d’exposition, singuliers, avec des éclairages pensés, des artistes qui passent plusieurs jours à faire des installations… tout ce genre de choses qu’on ne peut pas faire dans une foire. Il faut inciter les gens à aller dans les galeries pour qu’ils voient des artistes et non pas dans les foires où ils ne voient que des objets et des marchandises. Un conseil culture ? Je viens de finir la lecture des « Carnets • Montparnasse 1971-1980 » de Shirley Godfarb, enfin réédités par La Table Ronde. Cette formidable peintre américaine a choisi Paris, où elle a adoré vivre, mais où le milieu de l’art l’a incroyablement mal accueillie. D’une lucidité totale (sur l’art, elle-même, puis la maladie, ce cancer qui aura raison de sa superbe vitalité), ces Carnets sont un témoignage unique sur les difficultés à être artiste, à vivre une vie d’artiste dans l’indifférence quasi générale. J’en conseille donc la lecture, non seulement à tous les artistes qui se demandent (parfois) pourquoi ils continuent, mais au-delà, à tous ceux que l’art passionne. Ce n’est pas du tout désespéré, au contraire ça donne la pêche pour affronter les difficultés avec humour et légèreté.
Interview mené par Livia Perrier. Quelques liens http://galeristes.fr/ Crédits photo Portrait : Fabrice Gousset Photos : Mehdi Mendas La section commentaire est fermée.
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