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Rebecca Brodskis

4/30/2021

 
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"Je ne me suis jamais vraiment posé la question, c’est comme si il n’y avait finalement pas d’autre alternative [que d'être artiste]."
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Portraits d'hommes et femmes sur aplats colorés. Couleurs tantôt fortes et puissantes tantôt douces et nuancées. Des ombres, des corps distordus.
Rebecca Brodskis est née en France en 1988, elle vit et travaille à Paris. De nombreux voyages (France, Maroc), des études et expériences à l'étranger (Londres, New York, Berlin...) forgent son regard sur l'être humain. 
Rencontre.
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Afsaka, oil on linen, 80x60, 2020
Quel est ton parcours ?
J’ai grandi entre la France et le Maroc. J’ai fait mon lycée à Paris et puis un an aux ateliers Beaux Arts de la ville de Paris. De là, je suis partie à Londres pour suivre les cours de laSt Martins School. Je suis ensuite partie à NYC où j’ai travaillé pendant à peu près un an en tant qu’assistante de l’artiste Lars Laumann.
J’ai repris des études de sociologie en m’installant à Berlin. Après cinq ans en Allemagne, je suis partie à Tel Aviv où j’ai vécu trois ans avant de rentrer en France depuis à peu près deux ans.
J’ai grandi entourée d’artistes : une grand mère peintre et des parents cinéastes. 

À partir de quand t’es-tu considérée comme artiste ? Quelle a été ta première œuvre?
Je ne me suis jamais vraiment posé la question, c’est comme si il n’y avait finalement pas d’autre alternative. Je peins depuis toute petite, alors ma première œuvre... sans doute une huile sur papier craft saturée de grands traits noirs peints par ma grand-mère pour m’expliquer comment construire une perspective à l’âge de cinq ans.
Quel est ton processus créatif ? Je crois que tes portraits sont inspirés par tes rencontres de la vie quotidienne. Comment t’empares-tu de ces visages ? On sent toujours un vécu, une histoire derriere ces yeux, l’imagines-tu ?
Je peins de façon assez spontanée. Je planifie peu. Je tente d’utiliser le moins possible de photographies afin de ne pas bloquer mon imagination et justement de pouvoir vraiment m’emparer de ces visages. 
Ces portraits sont inspirés soit par des amis, des artistes que j’admire, des gens que je croise et que je mémorise vaguement... c’est très aléatoire. 
Je vois la peinture comme un véritable dialogue. C’est une discussion passionnante avec la personne qui est en train d’apparaître, de naître. 

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La distorsion des corps, des membres, des cous rend les personnages plus expressifs encore. Comment en es-tu venue à cela?
Cela je ne le contrôle pas. Je suis le pinceau qui me guide. Les corps ne sont plus des corps mais des formes qui s’étirent ou se contractent.
Le réel est subjectif. Chacun voit un même object une même personne de façon complètement différente. ​
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Virgyll Edwins, oil on linen, 100x80cm, 2021.
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Above the difference
Je pense que c’est cela qui transparaît dans mon interprétation des corps une interprétation parmis tant d’autre du réel. 

Pourrais-tu parler en particulier de l'œuvre ci-contre ?
Cette œuvre, appelée Above the difference, est un portrait complètement imaginé d’un jeune homme atteint de vitiligo. Je n’ai pas arrêté pendant des semaines de croiser des gens atteints de Vitilogo. J’ai voulu le retranscrire, encore une fois en ne m’attachant pas vraiment au réel.

Être une artiste femme aujourd’hui ?
Je ne suis pas vraiment portée sur la question je dois dire. J’ai un peu du mal avec cette définition des genres. On est tous homme et femme. Chez certain la part de masculinité est plus importante que la part de féminité et inversement. Je ne me considère pas femme artiste mais artiste tout simplement.
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Interview mené par Livia Perrier en avril 2021.

Crédits photos

Portrait : Flora Rebull
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Quelques liens
Instagram de Rebecca

Elvire Caillon

4/29/2020

 
Young Art Review - Elvire Caillon
Ceux qui restent, 2019 - Huile et acrylique sur toile, 180 x 210 cm
Citron, ciel, corail, dragée... Des scènes de la vie quotidienne, aplats de couleurs... la peinture capte notre regard et nous happe dans son monde coloré.
Elvire Caillon est née en 1989. Elle est diplômée de l’école Estienne en illustration (2009) et des Beaux-Arts de Paris (2014) où elle est lauréate du Prix de dessin contemporain du cabinet Jean Bonna. 
Young Art Review - Elvire Caillon
"Aujourd'hui, être artiste est devenu un métier mais c’est avant tout un état d’esprit et un mode de vie selon moi. Une croyance aussi."
Deux ans dans un atelier collectif à Montreuil puis une année de résidences artistiques : Astérides à Marseille puis la Villa Belleville à Paris. ​Elle expose avec les artistes de la Villa Belleville au Pavillon Carré de Baudoin sous le commissariat de Stéphane Corréard en 2018. Lors d'une collaboration avec l'artiste Léonard Martin, elle est invitée la même année à participer à la troisième édition de la nuit blanche de la Villa Médicis sous le commissariat de Théo-Mario Coppola. Puis elle expose à la 64e édition du Salon de Montrouge en 2019 (commissariat cette fois d'Ami Barak et de Marie Gauthier).
Seule, elle crée dans l’intimité de son atelier, ou bien en collaboration avec d’autres artistes (pour le théâtre, l’édition, la presse, le textile...). Partons à la découverte de son univers.
​​Rencontre.
Young Art Review - Elvire Caillon
Les Ancêtres, 2017 - Huile sur toile, 21 x 26 cm
Comment es-tu devenue artiste ? 
Après un Baccalauréat Littéraire option arts plastiques je suis entrée à l’école Estienne, à Paris, où j’ai suivi des études d’Illustration. Cette formation m’a appris à développer un langage graphique et pictural, un univers, ainsi qu’à répondre à des commandes et à être particulièrement réactive quant à un thème, un sujet. Mais au cours de ces quelques années, quelque chose me manquait d’un point de vue intellectuel, il n’y avait pas assez de stimulation à ce niveau-là, tout était trop tourné vers la forme. J’avais besoin de conjuguer l’esprit à l’outil et n’étais donc pas totalement comblée. C’est comme ça que je me suis orientée vers les Beaux-Arts de Paris où j’ai passé quatre ans après cette première formation.
Ce parcours n’était pas prémédité, il s’est conduit au fur et à mesure des années, des expériences et des désirs. Aujourd’hui, avec le recul j’en suis très contente. Les deux écoles ont été très complémentaires pour moi et cette synthèse correspond tout à fait à ma manière de m’engager dans l’art, elle me représente bien.
C’est difficile de dire quand et comment je suis devenue artiste, je peux dater le moment où je me suis engagée dans cette voie professionnelle mais la vocation, elle, est plus impalpable. Il y a quelque chose de magique là-dedans. Aujourd’hui être artiste est un métier mais c’est avant tout un état d’esprit et un mode de vie selon moi. Une croyance aussi.
C’est à la fin du lycée que je me suis orientée vers cette voie, professionnellement parlant. La rencontre avec ma professeure d’arts plastiques, Sylvie Jaubert, a été décisive. Je me souviens qu’à l’époque j’étais aussi attirée par d’autres choses, les lettres notamment. Mais il fallait savoir fermer des portes pour en ouvrir d’autres, en grand.
Young Art Review - Elvire Caillon
Toboggan, Spectacle de Gildas Milin, Théâtre National de Strasbourg, Impression en sublimation sur toile, 2012
​Quelle est ta première oeuvre d'art ?
La première œuvre ! Un dessin d’enfance ? Je ne sais pas, cette question est vraiment délicate car elle touche à la définition-même de l’œuvre… Mais si je parle de la première qui a compté dans mon expérience professionnelle alors je pense à Toboggan. C’est une pièce de théâtre pour laquelle j’avais imaginé une succession de huit tableaux dessinés, se succédant au fur et à mesure de la dramaturgie du spectacle sur une grande toile déroulante, activée par l’un des comédiens sur scène. J’avais 23 ans, étais encore étudiante aux Beaux-Arts, et cette aventure collective a profondément marqué mon travail ainsi que mon appréhension de la vie d’artiste.
​Comment as-tu développé ton langage artistique ? Des aplats de couleurs primaires,  des scènes de la vie quotidienne ?
C’est assez drôle car quand j’ai véritablement enclenché cette recherche et cette pratique artistique je n’étais pas particulièrement tournée vers la couleur. Puis un beau jour je me suis vue offrir une magnifique boîte de crayons de couleur. Sur le moment je me souviens avoir été presque gênée car c’était un superbe cadeau mais j’avais peur de ne pas savoir l’honorer, ce n’était pas un outil qui me parlait plus que ça à l’époque. Alors j’ai commencé à l’utiliser, pour voir, puis c’est devenu une obsession, et un langage.
Une fois la couleur intégrée, elle est advenue par d’autres techniques, la sérigraphie notamment, et depuis quelques temps la peinture bien sûr. Maintenant c’est vraiment une signature, des ami.e.s m’envoient des photos en disant « tiens, c’est ton jaune » !
Pour ce qui est des sujets, je me suis toujours intéressée à ce qui se passait autour de moi. Je suis fascinée par les relations humaines, ce qui rapproche ou éloigne les gens les uns des autres, et surtout par les rencontres qui définissent sans cesse de nouveaux parcours de vie. Mon travail est très inspiré par le théâtre, milieu dans lequel j’ai grandi, et je dirais qu’il est guidé par la notion de mise en scène, et celle du jeu comme métier. J’ai toujours en tête ces actrices et acteurs au milieu de qui j’ai grandi, qui disaient qu’ils allaient « jouer » pour parler de leur travail.
Ces scènes de la vie quotidienne que je dépeins touchent à l’idée de représentation : je considère davantage les personnes comme des personnages, et je m’intéresse à la façon dont leur environnement peut apparaître comme un décor.

​​​Quel est ton processus créatif ? Qu’est-ce qui est à l’origine d’une œuvre ? 
Ce sont essentiellement mes déambulations, et notamment dans les milieux urbains. Je prends énormément de photos qui sont des notes de travail, sans être sûre qu’elles me serviront mais je fonctionne beaucoup à l’intuition. 
Young Art Review - Elvire Caillon
Premier Dimanche du mois, 2018 - Huile et acrylique sur toile, 147 x 114 cm
​J’ai ainsi tout un catalogue d’images qui témoignent de ma propre vie mais aussi de celle de ceux que j’appelle les « figurants », croisés un instant au détour de mes pérégrinations.
Young Art Review - Elvire Caillon
Monsieur Poulpe, 2017 - Huile sur toile, 130 x 97 cm
Je travaille ensuite beaucoup à partir de ces images, mais je ne les utilise jamais telles quelles. Et surtout, je travaille toujours à partir d’images que j’ai prises moi-même, ou éventuellement que des proches m’ont envoyé, en pensant à moi. Ce rapport intime à la source est vraiment important.
Maintenant, de plus en plus, quand je capte une scène qui m’interpelle, j’ai l’impression de la voir déjà en peinture, c’est assez amusant. Le processus est ludique, à l’image des sujets qui me portent : l’enfance, le loisir, le jeu et l’aventure permanente comme mode de vie.

​Tu as démarré la peinture lors d’une résidence à Marseille en 2016. Peux-tu nous raconter comment cette nouvelle voie s’est dessinée ? 
C’est vrai, je ne sais pas comment tu as appris ça d’ailleurs mais c’est tout à fait juste. Je tournais autour de la peinture depuis une dizaine d’années, sans savoir comment l’appréhender. J’avais fréquenté des ateliers de peinture aux Beaux-Arts sans jamais toucher un seul pinceau. Il était évident que mon travail de dessin et d’image imprimée tendait vers cela mais jusque là je n’avais pas eu le déclic. Je crois que je n’aimais pas la façon dont c’était envisagé aux Beaux-Arts de Paris. Il y avait cette lourdeur qui planait sur la Peinture, avec un immense P. J’avais certainement besoin de m’émanciper de ça, et c’est donc dans la discrétion de mon atelier à Marseille que l’évidence est apparue. 
​J’étais en résidence aux ateliers Astérides -aujourd’hui Triangle-Astérides - et j’avais pour la première fois un très grand atelier pour moi toute seule. J’ai senti que c’était le moment pour changer d’outil, passer au grand format, m’impliquer, même physiquement, d’une autre manière dans ma recherche artistique. Lorsque je peins je suis debout, toujours en mouvement, c’est plus dynamique que le dessin à la table. Il me fallait ça et ça a été un véritable épanouissement, le début de quelque chose qui me tiendra maintenant toute la vie !
​Tu as collaboré pour des créations théâtrales, avec d’autres artistes tels que Léonard Martin, mais aussi avec des marques comme Agnès b. Comment envisages-tu la collaboration ? 
 La collaboration est quelque chose qui me tient beaucoup à cœur, que ce soit avec des artisans, des marques, ou d’autres artistes. Le fait d’associer mon travail à d’autres imaginaires, quand il s’agit d’artistes, enrichit beaucoup le mien, et le discours qui le porte. Avec les artisans, j’aime le savoir-faire qui ouvre un dialogue permettant de pousser une réalisation au plus juste, de trouver les outils qui traduiront le mieux ce que j’ai en tête. Ces derniers temps j’ai beaucoup travaillé avec mon amie Bérengère Lipreau qui est artisan-imprimeur de gravure taille-douce. Elle excelle dans son domaine et c’est génial de travailler avec elle main dans la main pour emmener les œuvres là où je n’aurais pu l’imaginer toute seule.
Enfin, dans le cas des marques par exemple, j’apprécie souvent le fait d’avoir un cahier des charges qui guide mes créations. C’est le principe de la contrainte qui stimule l’imagination.
Chaque collaboration m’amène à me déplacer, et c’est ce que j’aime profondément. C’est pour ça que je suis artiste, pour me déplacer.
"J’ai senti que c’était le moment pour changer d’outil, passer au grand format, m’impliquer, même physiquement, d’une autre manière dans ma recherche artistique. Lorsque je peins je suis debout, toujours en mouvement, c’est plus dynamique que le dessin à la table."
Young Art Review - Elvire Caillon
Peux-tu nous expliquer un peu plus l’aventure Agnès b ?
L’aventure Agnès b. a été une aventure assez étalée dans le temps… j’ai toujours aimé cette marque et surtout l’esprit dans lequel elle avait été créée. Je savais qu’Agnès soutenait beaucoup les artistes, et qu’elle faisait de nombreuses collaborations avec eux. Une amie qui travaillait dans ses bureaux m’a conseillé d’envoyer un portfolio, qui a fini par passer en commission, puis j’ai été convoquée à en parler avec l’équipe qui s’occupait de la collection « To b. » au Japon. Ils ont pensé que c’est dans ce cadre que mon univers serait le plus pertinent, et ils ont aussi sélectionné un dessin pour la collection bébé en France.
C’est assez fascinant de découvrir les mécanismes commerciaux, de comprendre qu’on ne peut pas proposer les mêmes choses selon les pays, en fonction des goûts mais surtout de la culture. J’avais par exemple une peinture qui représentait un dos tatoué, et si l’équipe française l’aimait beaucoup, il n’était évidemment pas question de l’utiliser au Japon où le tatouage est réservé aux Yakusas.
Une autre collaboration est en cours avec l’équipe japonaise à qui j’ai rendu visite lors d’un voyage en novembre dernier.
Vers quoi portent tes recherches artistiques en ce moment ? 
En ce moment je travaille beaucoup à concilier mon travail pictural avec ma passion pour la cuisine, et notamment ce que j’appelle la gastronomie populaire. Je travaille sur la notion de récit qui se tisse autour de la table, considérant cet univers comme un nouveau prisme à travers lequel regarder le monde qui m’entoure. C’est un projet conséquent, au long cours, qui a trait au vivant et nécessite que je sois en mouvement, ce qui est assez compliqué en ce moment…
Je m’intéresse aussi beaucoup au textile depuis quelques années, et aux différentes manières de l’intégrer dans mon travail pictural.

​Peux-tu nous expliquer la genèse de « Figurez-vous » ? 
« Figurez-vous » est une de mes toiles les plus récentes. Elle m’a été inspirée par un atelier pour enfants autour de l’architecture, donné au Centre Pompidou. Cette scène m’avait captivée d’un point de vue visuel, avec tous ces éléments colorés abstraits, et j’aime la notion de construction qu’elle convoque. C’est un clin d’œil à la peinture en train de se faire, mais aussi à la façon dont on avance dans la vie et dans le travail -ce qui est très lié chez moi-, imbriquant les choses les unes avec les autres afin de se construire un monde.
Le titre est un jeu de mot autour du fait qu’il y a beaucoup de personnages, de figures, et de l’expression « figurez-vous » qui résonne comme un léger affront.
J’aime beaucoup les titres, j’y prête beaucoup d’attention, ils font partie intégrante de chaque œuvre. Parfois même, ils en sont le point de départ.
Young Art Review - Elvire Caillon
Figurez-vous, 2019 - Huile et acrylique sur toile, 195 x 130 cm
Young Art Review - Elvire Caillon
L'Aventure, 2018 - Huile et acrylique sur toile, 130 x 162 cm
Une autre œuvre dont tu aimerais parler ?
Une autre toile qui s’intitule « L’aventure ». Cette fois le titre n’est pas particulièrement recherché mais c’est un mot important pour moi, c’est un guide. Il faut sans cesse s’aventurer, quite à perdre parfois. Celui qui n’a pas perdu n’a jamais joué.
Du point de vue de la peinture, j’aime particulièrement celle-ci car je la trouve très juste. Elle est parfaitement à sa place, d’une certaine manière je pourrais dire que dans son genre elle ne pourrait pas être mieux. Tout est peint avec le même intérêt, j’ai l’impression d’avoir eu du mal à retrouver cette force depuis. Et puis il y a ce mouvement, cette quête et cette insouciance de l’enfance qui me touchent beaucoup. Il y va, peu importe où, l’essentiel c’est d’y aller.
Quels sont tes prochains projets ? 
La période est assez peu propice à parler de projets concrets car beaucoup ont été annulés ou reportés, et d’autres restent encore en suspens. C’est assez difficile à accepter mais c’est aussi l’opportunité de se concentrer sur les plus importants. Celui qui me porte beaucoup est celui sur la notion de récit autour de la table et la gastronomie populaire, que je commencerai à mener en Italie notamment, dès qu’il sera possible de s’y rendre et d’y vivre à nouveau.
Interview mené par Livia Perrier en avril 2020.

Crédits photos

Portrait : Léonard Martin
Portrait Agnès b. : Matsudo Misa (To b. by agnès b.)
Toboggan : F. Beloncle

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Quelques liens
Site d'Elvire
Instagram d'Elvire
Triangle-Astéride
​Villa Belleville

Barbara Soyer & Sophie Toulouse : The Drawer

9/24/2019

 
Young Art Review - The drawer
The Drawer vol.16 - Vert
Young Art Review - The drawer
"En anglais, « the drawer » signifie « le tiroir ». Il désigne aussi « celui qui dessine ». Assumant la polysémie de son titre, la revue The Drawer pourrait donc s’envisager comme un « tiroir à dessins ». Ce qu’elle est d’une certaine façon : nouvelle revue entièrement constituée de dessins et consacrée au dessin, que l’on peut ouvrir et refermer à loisir, propice enfin aux associations les plus inattendues, The Drawer porte donc bien son nom." 
​Comment mieux décrire la revue créée par Barbara Soyer et Sophie Toulouse qu'avec leurs propres mots ? 
The Drawer est une revue artistique consacrée au dessin mais aussi un duo de 
"La place de la femme dans les musées est à l’image de celle qu’elle occupe dans la société : insuffisante. " (Barbara)
​"​Il serait intéressant en revanche de voir où en serait notre projet s’il était mené par des hommes." (Sophie)
commissaires d'exposition qui travaille en collaboration avec des galeries ou autres lieux. 
Rencontre.
Quels sont vos parcours respectifs ? Avez-vous toujours voulu travailler dans l'art ? Comment avez-vous découvert ce milieu ?
Barbara Soyer : J’ai une maîtrise des sciences de gestion de Paris Dauphine. A priori rien à voir avec le dessin contemporain ! Mais l’art m’attire depuis longtemps. J’ai très vite su que j’allais travailler dans ce milieu. Par le hasard des rencontres, j’ai commencé à travailler dans l’édition puis la presse artistique, chez Beaux Arts Magazine notamment où je me suis occupée des hors-séries pendant sept ans. Je n’ai aucune formation en histoire de l’art. J’ai appris sur le tas, au contact des auteurs, des artistes et de leurs œuvres. C’est là que je me suis fait l’œil pour ainsi dire. La meilleure école peut-être.
Sophie Toulouse : J’ai dessiné (presque) consciencieusement pendant plus de dix ans avant de demander aux autres de le faire.
Young Art Review - The drawer
The Drawer vol.15 - Blanc
Comment vous êtes-vous rencontrées et comment en êtes-vous venues à créer The Drawer ? Pouvez-vous me raconter la genèse de ce projet et ses évolutions (futures) ?
Barbara : Nous nous sommes rencontrées par le biais d’un ami commun. Sophie m’a parlé de son envie de créer une collection éditoriale autour du dessin contemporain, structurée par thème et destinée aux créatifs. Une boîte à outils visuelle, un nouveau registre d’images, qui changerait de la photographie et de l’illustration pure. Sophie a le talent d’impulser les projets et d’entraîner les gens avec elle. J’ai suivi avec enthousiasme. J’aimais le concept, j’aime le dessin, j’aime les livres et l’idée de m’investir dans un projet personnel me plaisait. Nous avons, je crois, réussi notre pari. Les artistes et les créatifs (mode, luxe, DA…) nous suivent et nous collectionnent. 
​L’aventure dure depuis huit ans. Nous avons développé en parallèle d’autres publications et des projets d’expositions. Nous rêvons d’une grande expo « rétrospective » pour les dix ans de la revue qui viendrait compiler les plus beaux dessins publiés et multiplierait les surprises.
Sophie : Je ne trouvais plus de plaisir à dessiner, je n’aimais plus du tout ce que je faisais. J’ai longtemps cherché. Je suis, je crois, un bon chef d’orchestre, je sais m’entourer et Barbara est la personne avec qui j’aime le plus travailler (je ne suis pas sûre qu’elle me rende la pareille !). Elle est précise, curieuse, patiente, perspicace, j’en passe…
Au départ, personne ne croyait en notre projet. Nous cassions tous les codes. Qui sont-elles, d’où viennent-elles ? Et, sans doute, pour qui se prennent-elles ? 
J’aimerais faire grandir et voir se développer notre maison d’édition, trouver un lieu pérenne où publier, exposer, accompagner et soutenir les artistes. ​
Pouvez-vous me parler de l'exposition Ladies Only dont vous avez été les commissaires à la Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois en fév.-avr. 2019 ? Est-elle partie d'un engagement féministe de votre part ?
Barbara : « Ladies Only » est née en réaction à l’exposition de l’artiste Jacques Villeglé qui se tenait au même moment dans l’autre espace de la galerie Vallois et qui présentait une série d’affiches plutôt crues de sites de Minitel Rose des années 80. La galerie nous avait invité à investir son second espace sur rue. Notre avons souhaité proposer une exposition en miroir explorant le thème du désir d’un tout autre point de vue et présentant uniquement des œuvres de femmes artistes. Et l’exposition est née d’un constat : celui du très faible nombre de femmes sur la trentaine d’artistes représentée par la galerie. C'était l'occasion de les mettre en avant.
« Ladies Only » s’est imposée comme ça. Elle s’inscrit bien sûr dans le mouvement actuel qui vise à redonner visibilité, parole et pouvoir aux femmes artistes. Mais ce n’est pas une exposition militante à proprement parler. C’était une exposition proposée par deux femmes, réunissant les œuvres de sept autres femmes. Une exposition engagée à sa façon, la nôtre, avec la distance et l’humour qui nous caractérisent. 
Sophie : J’ajoute simplement que nous sommes des femmes qui aimons les femmes. C’est féministe ça je trouve.

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Comment envisagez-vous la place de la femme dans l'art et dans le milieu professionnel de l'art contemporain ?
Barbara : La place de la femme dans les musées est à l’image de celle qu’elle occupe dans la société : insuffisante. 
Young Art Review - The drawer
Vues d'exposition "Ladies Only", Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois
J’ai toujours trouvé bizarre qu’il faille se battre pour rétablir un juste équilibre, et pire, s’en justifier. Mais j’ai le sentiment que les mentalités sont en train d’évoluer. Les initiatives actuelles, comme celles que mènent l’association Aware y contribuent. Leur travail de fond est remarquable. Dans le milieu professionnel, les femmes sont nombreuses à travailler. Le milieu de l’art est assez féminisé. Communication, conservation, direction, le spectre des postes occupés apparait plus large que dans d’autres secteurs. Mais il faudrait vérifier les chiffres ! Reste la question de l’égalité salariale…
Sophie : Nos parcours sont hors norme dans la mesure où nous dirigeons notre structure et choisissons les gens avec qui nous travaillons. Il serait intéressant en revanche de voir où en serait notre projet s’il était mené par des hommes.
Young Art Review - The drawer
Vue d'exposition "Ladies Only", Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois
Quels sont vos autres et futurs projets ?
Barbara : Nous publions « Memory Lines », un livre de dessins de Stéphane Manel début octobre et développons d’autres projets autour du dessin avec différents partenaires, dont la villa Noailles. Plus d’infos à suivre prochainement !
Sophie : Nous lançons également POIL (www.poilofficiel.fr), une collection de pulls d'artistes (pièces uniques). Leur présentation devrait avoir lieu à la project room de la galerie Vallois en février-mars 2020 dans le cadre d'une exposition spécifique.

​Qu'est-ce qu'une bonne curatrice d'après vous ? Et quelles sont les clés pour en devenir une ?
Barbara : Une bonne curatrice est celle qui sait faire exister des œuvres ensemble, dans un contexte donné, qui respecte les artistes en valorisant au mieux leur travail, qui permet les 
découvertes, qui donne du sens et du neuf à voir. Un bon curateur doit être un passeur doublé d’un auteur.
Sophie : Il faut savoir raconter une histoire je pense. S’affranchir de certaines règles également.  ​
Un conseil culture ? 
Barbara : Les 12 volets de « L’Héritage de la chouette », un projet documentaire réalisé par Chris Marker dans les années 1980 sur l’héritage de la Grèce antique, qui convoque aussi bien l’art, la science et l’histoire. Un ovni que j’ai conseillé plusieurs fois, avec des avis divergents. Il faut aimer la Grèce.
Sophie : Je pense à un petit essai passionnant sur les époux Arnolfini de Van Eyck par Jean-Philippe Postel (chez Actes Sud).

Un conseil pour les jeunes artistes ?
Barbara : Conviction et confiance. Essai-erreur. Persévérance.
Sophie : Imitez mal. Copiez beaucoup. Entourez-vous. Amusez-vous. 

Un conseil pour les jeunes professionnels de l'art ?
Barbara : La même chose !
Sophie : Je rejoins Barbara, comme souvent !
Young Art Review - The drawer
The Drawer vol.16 - Marc Desgrandchamps
Interview mené par Livia Perrier en août 2019.

Crédits photos

Portrait : Gil Lesage
Exposition Ladies Only : Aurélien Mole
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Quelques liens
The Drawer
Exposition Ladies Only à la Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois
POIL

Gaël Charbau

9/9/2019

 
Young Art Review - Gaël Charbau
Young Art Review - Gaël Charbau
Gaël Charbau est un critique d'art et commissaire d'exposition. Il organise des expositions en France et en Asie et collabore avec différents mécènes, institutions et fondations (la Fondation d'entreprise Hermès, le programme Audi Talents Awards, Emerige Mécénat, Nuit Blanche...).
Retour sur quelques projets marquants.
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​​En 2014, tu as créé la "Bourse révélations Emerige" avec Laurent Dumas et Angélique Aubert. Pourquoi ? Comment en est née l'idée ?
Laurent avait envie de créer une bourse pour aider les artistes en les associant à des galeries. L'analyse de Laurent était la suivante : "On manque de sang frais sur la jeune scène française et pourtant il y a des choses qui existent partout. 
"Diriger Nuit Blanche consiste à vivre un an avec la carte de Paris sous les yeux, puis proposer à des artistes de nous rejoindre, leur proposer des lieux, demander des autorisations assez incroyables..."
Que peut-on imaginer comme programme qui va permettre de distinguer des artistes, mais surtout les aider au début de leur carrière, un moment déterminant ?" Que peut-on faire pour eux au moment où ils ont le plus besoin d'un relais professionnel, comment les aider à leur donner de la visibilité ? 
L'idée, c'était donc de s'associer à une galerie tous les ans, ce que nous faisons depuis six ans maintenant. Nous finançons ensuite l'exposition du lauréat dans cette galerie, prêtons un atelier pendant un an à l'artiste et accompagnons son début de carrière.

L'artiste est-il représenté par la galerie ou simplement exposé ?
Et bien depuis cinq ans, on se rend compte que les galeries représentent les artistes : Vivien Roubaud, notre premier lauréat a pu s'épanouir avec Fabienne Leclerc, Lucie Picandet travaille avec les Vallois, Edgar Sarin avec Michel Rein, Linda Sanchez avec les Papillon et aujourd'hui Paul Mignard avec Jérome Poggi. Nous associons les galeristes pendant presque cinq à six mois à la présélection, c'est un gros travail... et le choix final reflète cet engagement.
Young Art Review - Gaël Charbau
As-tu pu voir une évolution pour les artistes qui eux, n'ont pas gagné le prix, mais sont exposés ?
Il y a en a qui sont entrés parallèlement en galerie, d'autres qui sont achetés par des collectionneurs, qui gagnent d'autres prix, qui sont invités à des expositions collectives...
​La Bourse est un moment de focus, de mise en lumière. Nous travaillons par ailleurs avec des complices internationaux, comme The Pill à Istanbul ou Hestia à Belgrade et on essaie désormais d'imaginer un partenariat avec New York. Pour tous ces artistes, il y a un avant et un après la participation à la Bourse, qui est un peu comme une grande famille.
​Comment se déroule la sélection des artistes ?
Le comité de sélection est composé de la galerie invitée, d’Angélique Aubert, de Paula Aisemberg, d'Aurélie Faure, de Joséphine Dupuy-Chavanat, de Laurent Dumas et moi. La sélection des artistes est un long travail puisqu’on passe de 800 dossiers à 11 ou 12 ! On n’est pas forcément d’accord tout au long de ce processus, c’est ça qui est intéressant. Nous avons tous les ans un panorama incroyable de la création actuelle.

Vos critères ?
La singularité : est-ce qu'on a sous les yeux une écriture, une pratique singulière ? Est-ce qu'on a un être humain qui nous propose un univers qui soit un peu différent ? C'est un critère très fort. Après, à partir de là, est-ce que ça parait abouti ou encore trop embryonnaire ?
Il n'y a pas de critère de medium, on garde tout : photo, peinture, sculpture, installation... 
Tous les ans, des candidats re-candidatent et on voit ainsi des artistes évoluer sur plusieurs années, c'est très intéressant
Après, gardes-tu un lien avec ces artistes ?
​Absolument. Par exemple, pour Nuit Blanche, j'ai fait appel à plusieurs artistes qui ont participé à la Bourse. J'ai demandé à Samuel Trenquier de faire l'affiche de Nuit Blanche, à Edgar Sarin d'investir l'île Saint-Louis, Hugo L'Ahelec la bibliothèque Forney, à Fabien Léaustic d'imaginer un geyser pour la Cité des sciences...
Je suis par ailleurs conseiller artistique pour Universcience, et j'ai par exemple invité Bianca Bondi ou Eva Medin dans le cadre du programme "Science Actualités".
​Je travaille actuellement avec Elsa&Johanna sur un projet pour le Palais de la découverte... Je garde énormément de liens avec eux évidemment.
Young Art Review - Gaël Charbau
Young Art Review - Gaël Charbau
Comment as-tu conçu l'exposition Outside Our du Prix Emerige 2018 ?
Pour chaque édition de la Bourse, nous décidons avec les artistes des œuvres présentées dans l'exposition : soit existantes, soit des pièces en cours de production, soit des pièces entièrement à produire. J'essaie tous les ans de trouver un titre qui donne une couleur particulière à l'exposition et qui permet de jeter des ponts entre les pratiques. Avec Jérôme Poggi, nous étions à la recherche de pratiques un peu « sauvages » pour cette édition. Le titre parlait de cette idée d'oeuvres « en dehors » de nos radars habituels. C'était aussi un jeu de mot sur le mot « outsider »... cette figure paradoxalement devenue très prisée dans l'art aujourd'hui.
​Qui choisit le lauréat ?
Le lauréat est choisi par un jury que nous renouvelons tous les 2 ans composé de personnalités du milieu de l'art.

Et 2019 ?
Nous ouvrons un nouvel espace baptisé « Voltaire » au 81 boulevard Voltaire. Avec la galerie partenaire, GB Agency, nous avons choisi les 12 artistes de cette nouvelle édition qui inaugureront ce nouveau lieu, une friche industrielle totalement différente de la Villa Emerige. L'exposition s'intitulera « L'effet falaise ». Je présenterai par ailleurs une exposition des 5 premiers lauréats de la Bourse, dans une exposition sobrement intitulée « 5 ans ». Nous sortons par ailleurs un important catalogue retraçant l'aventure de ces cinq premières années de la Bourse.
Young Art Review - Gaël Charbau
​Comment as-tu conçu le commissariat de Nuit Blanche ? L'événement est tellement important, quel a été ton processus créatif ?
L'année dernière a été une vraie aventure... J'ai été nommé le 21 décembre 2017 et la Nuit Blanche se déroulait le 6 octobre 2018! Ce fût neuf mois très intenses. J'ai d'abord réfléchi à ce que je voulais raconter, puis j'ai très vite dessiné des zones géographiques qui allaient déterminer nos partenaires : musées, institutions etc. J'ai été très ambitieux dès le départ : au mois de janvier, j'ai proposé 4 constellations très différentes (une autour de l'hôtel de ville, une autour des Invalides, une autre autour du Parc de la Villette et une autre autour du parc zoologique de Paris / Palais de la Porte Dorée). Ça a permis de mettre la machine en marche. Diriger Nuit Blanche consiste à vivre un an avec la carte de Paris sous les yeux, puis proposer à des artistes de nous rejoindre, leur proposer des lieux, demander des autorisations assez incroyables (comme piétonniser 1km sur les Invalides ou occuper le Zoo toute la nuit... ).
Puis ce sont des batailles d'organisation, de gestion de budgets, de l'argent à aller trouver puisque la Nuit Blanche a nécessité entre 800 000 et 900 000 euros en plus du budget de la Mairie (de 1.2 million). Il faut être partout : sur la communication, sur les lieux, avec les partenaires, chercher des mécènes, travailler avec les artistes. Il me semble qu'il y avait environ 180 projets et j'étais directement à l'origine d'environ 70 projets.
​Il faut trouver des solutions quand ça ne fonctionne pas. J'ai été énormément aidé par l'agence Eva Albarran qui a fait un travail magnifique, les équipes de la Mairie, de la Direction des Affaires Culturelles, en particulier Emmanuel Daydé et bien sûr par Aurélie Faure qui travaille toujours à mes côtés.

Comment s'articulent le In et le Off ?
C'est le terme classique, mais j'ai plutôt parlé de projets satellites. En fait, certains projets sont spontanément proposés à la mission Nuit Blanche. Parfois ce sont de très beaux projets et j'ai proposé qu'on les intègre dans le In. Parfois ce sont des projets très intéressants mais que je n'aurais pas nécessairement proposé en termes de direction artistique, mais dont la qualité et l'intérêt sont présents, et auxquels on donne de la visibilité et de la communication. Cependant, on ne les finance pas.
Finalement, la frontière est là : les projets In sont des projets qu'on finance
Autre projet : la Fondation Hermès. Comment collabores-tu avec ? 
En 2012, la Fondation m'a demandé de m'occuper de l'exposition des résidents de la première résidence d'artistes en manufacture. Il y avait 16 artistes et nous étions invités dans le cadre de Nouvelle Vague au Palais de Tokyo. J'ai dû mettre en scène cette exposition puis elle a ensuite voyagé au Japon et en Corée. 
Depuis cette date, j'accompagne ces artistes en résidence : je leur rends visite dans les manufactures, je fais des RDV avec les parrains, on fait une série d'interviews qui paraissent dans les cahiers de résidence - ensuite publiés chez Actes Sud. On mène l'aventure ensemble à partir de leur projet.
Nous avons présenté le deuxième volet des expositions "Les Mains sans sommeil" au Palais de Tokyo à l'automne dernier et je l'ai ensuite reconfigurée en deux épisodes au Forum Hermès de Tokyo.


Un projet que tu rêves de réaliser ?
Il y en a plein ! Je rêve d'expositions qui proposent des modèles de vie et de société différents. J'aimerai imaginer une exposition avec des architectes et des artistes. Pour moi, le centre d'art ou le musée est un endroit où l'on doit regarder le monde autrement. Je trouve que la question de la construction de l'habitation, de la ville, est essentielle. Je n'ai aucune idée précise là-dessus mais j'aimerai beaucoup imaginer une exposition qui serait un vrai voyage spatial, car nos habitats, notre place dans la ville détermine énormément nos comportements... 
Young Art Review - Gaël Charbau
Young Art Review - Gaël Charbau
La question écologique est aussi aujourd'hui au cœur de mes réflexions. Nous savons tous qu'il s'agit là de notre guerre à nous, ce qui marquera notre mémoire, le traumatisme de notre génération et de celles qui arrivent.
De nombreuses formes aujourd'hui ne sont pas des formes classiques du musée et sont vraiment intéressantes. Le rêve serait de réunir tout : toutes les pistes que j'explore dans mes différents projets et de les assembler dans un lieu. Avoir un lieu qui me permettrait de centraliser toutes ces recherches que j'ai pu explorer ou que j'explore encore.
Retour sur son parcours et sa vision du métier de curator
Interview mené par Livia Perrier en juillet 2019.

Bourse révélations Emerige
Nuit Blanche 2018
Fondation Hermès

Gaël Charbau

8/26/2019

 
Photo
Gaël Charbau est un critique d'art et commissaire d'exposition. Il organise des expositions en France et en Asie et collabore avec différents mécènes, institutions et fondations (la Fondation d'entreprise Hermès, le programme Audi Talents Awards, Emerige Mécénat, Nuit Blanche...).
Retour sur son parcours et sa vision du métier de commissaire d'exposition.

Raconte-moi ton (dense) parcours professionnel. Comment en es-tu venu à travailler dans le domaine artistique ?
L'art, c'est une passion qui est née dans mon adolescence, peut-être même l'enfance... J'ai obtenu un bac avec une option arts plastiques puis j'ai suivi des études d'histoire de l'art et d'esthétique. J'ai eu moi-même une pratique d'artiste quand j'étais adolescent et étudiant : peinture, sculpture, installation, son, musique... Mais je ne me suis jamais considéré comme un artiste ! Aujourd'hui, je crois que cette pratique a été très importante pour ce que je fais aujourd'hui.
Quand je suis arrivé à Paris, j'étais enseignant. J'ai eu tout de suite l'envie de lancer une revue. Etudiant, j'avais déjà contribué à une feuille de choux sur l'art. À Paris, je n'ai pas eu envie de taper à la porte des rédactions d'Art Press ou de Beaux-Arts magazine, je me suis dit : je vais faire mon propre truc dans mon coin. Je ne connaissais absolument personne... Mais j'avais un voisin d'appartement qui était graphiste et qui a d'ailleurs une pratique d'artiste aujourd'hui. Je lui ai parlé de mon projet et nous avons conçu la première maquette...
C'était d'abord une revue sur internet, qui s'appelait déjà Particules. J'ai reçu une bourse d'aide pour l'éditer et le journal a pris de l'ampleur. Des complices m'ont rejoint peu à peu dans l'aventure, d'abord le critique Alain Berland et l'écrivain Nicolas Bouyssi, puis Stéphane Corréard, qui sont venus constituer le comité de rédaction. C'est une revue qui a un peu marqué son temps à l'époque, car elle assumait un réel regard critique et revendiquait un engagement aux côté des artistes. Nous avons cessé la parution en 2010.
​

Pour quelle raison ?
Premièrement, parce que personne ne gagnait sa vie. On payait les graphistes, mais économiquement c'était très compliqué. À la fin, j'ai dit aux rédacteurs : "Dans une histoire d'amour, on ne peut pas s'arrêter quand ça va bien, on y croit jusqu'au bout, on se dit que ce sera pour la vie. Mais on sait que ce n'est pas toujours le cas.. ! Et dans une revue, c'est vraiment très rare. Il y a toujours un moment où surgissent des dissensions, des divergences. Pour nous, tout va bien. C'est un moment où nous avons plein de bons souvenirs, nous avons fait de belles choses. Je suis arrivé au bout de l'aventure de mon côté." Personne n'a souhaité reprendre le journal,  il s'est donc arrêté de sa belle mort, sans confrontation ni crise.
Young Art Review - Particules
​Comment en es-tu venu à faire du commissariat ? En rencontrant tous ces artistes ?
Colette Barbier (directrice de la Fondation Ricard) est la première à m'avoir fait confiance.
Avant ça, j’avais notamment organisé la première expo en galerie de Neil Beloufa chez LHK, qui était dirigée par ma compagne de l'époque, Perséphone Kessanidis. Nous avons découvert Neil ensemble. Les projets se sont ensuite enclenchés rapidement et depuis, je n’ai pas beaucoup soufflé !
"Je crois qu'un commissaire, c’est quelqu’un qui arrive à raconter des histoires, qui a la capacité d’embarquer un public dans une écriture."
Qu'est-ce qu'un (bon) curator pour toi ?
Je crois qu'un commissaire, c’est quelqu’un qui arrive à raconter des histoires, qui a la capacité d’embarquer un public dans une écriture. C'est dans ce sens que je parle de récit : écrire dans l'espace.
Un « bon » commissaire, c’est peut-être quelqu’un qui est capable de porter toute l’architecture d’un projet composé de nombreux détails : les lumières, les textes, l’accrochage bien sûr, la manière dont on emmène un visiteur avec nous dans une « théâtralisation » de l'espace... Pour moi, c’est être capable faire d'une exposition, une aventure. 
​​Quelles sont les clés pour en devenir un ?
Je pense tout d'abord qu'il faut une bonne capacité de conciliation, être un excellent diplomate. Il ne faut pas avoir un ego supérieur à celui des artistes... ! Il faut être capable d’être ouvert à de nombreux rebondissements et imprévus et avoir une détermination sans faille. Je crois qu'il n’y a vraiment pas d’autres méthodes que l’expérience, compte tenu des métiers qui sont impliqués : scénographie, écriture, prise de parole, capacité à aller chercher du mécénat aussi, c'est un aspect nouveau et déterminant aujourd'hui. Il faut être un vrai couteau suisse ! La vraie qualité d’un commissaire, c’est la polyvalence. Mais il faut avoir des idées et les suivre, coûte que coûte. Les compromis sont toujours trop visibles dans une exposition.
​​Comment choisis-tu les artistes que tu intègres à tes expositions ?
Aujourd'hui, j'ai un grand réservoir d'artistes avec lesquels j'ai déjà pu travailler et que j'essaie de suivre. Mais ils sont nombreux et je ne peux pas savoir tous les jours ce que font tous ceux avec lesquels j'ai collaboré. Ce sont des artistes que l'on peut me recommander, des artistes amis avec d'autres artistes que je connais. Il n'y a pas de règles en fait ! Je suis curieux de tout ce qui peut me permettre de découvrir des nouvelles pratiques.
Ça peut paraître évident mais une autre qualité du commissaire, c'est la curiosité et la capacité à ne pas s'enfermer dans des certitudes esthétiques. Si je commence à avoir demain une sorte de « ligne », un type d'artistes que je défends plus qu'un autre, je le vivrais comme une atrophie de mon métier. J'essaie d'aller chercher des formes qui sont pour moi contemporaines, qui me racontent quelque chose et qui parlent de notre monde. Je suis toujours attentif à me décaler, à rester ouvert à ce qui ne me plaît pas immédiatement. J'espère -et c'est très important pour moi- avoir cette capacité à accueillir l'inattendu.
"Ça peut paraître évident mais une autre qualité du commissaire, c'est la curiosité et la capacité à ne pas s'enfermer dans des certitudes esthétiques."
Young Art Review - Paul Mignard
Paul Mignard, "tétra polaire", 2016, pigments & paillettes sur tissu, 110 x 150 cm
Quelle est ta vision sur la création émergente actuelle ? Quels sont les artistes qui t'ont marqué dernièrement ?
Il y en a tellement. Je peux difficilement tous les nommer.
Je suis moi-même surpris par exemple par le choix de Paul Mignard pour le Prix des Révélations Emerige 2018. C'est un artiste entier, collé à sa pratique, qui n'est pas dans une stratégie... Ce qui me touche le plus, ce sont les artistes qui ne sont dans la préméditation - comme dans le marketing où on se dit qu'on va investir tel marché parce que le produit n'existe pas. Je montre rarement ce type d'artiste.
Edgar Sarin, par exemple, est un artiste que je suis maintenant depuis environ 4 ans. Il est complètement inattendu dans des pratiques qui continuent de me poser beaucoup de questions, sur lesquelles je n'ai pas de certitude. Je m'intéresse beaucoup à ces créateurs qui ont un regard très large, qui inventent des univers, qui sont dans cette rencontre entre l'art, la poésie, la performance, la littérature, la musique et qui portent un message dans notre monde complexe. J'aime les artistes qui ont une couleur, une identité, une singularité, très forte.
À suivre: retour sur quelques projets marquants...
Interview mené par Livia Perrier.

Kubra Khademi

7/25/2019

 
Young Art review - Kubra Khademi
« Marching » - 75,5cm X 56,5cm - Gouache on Paper - 2019, France
Young Art review - Kubra Khademi
​Kubra Khademi, née en 1989 à Kaboul en Afghanistan, est une artiste qui s'est toujours sentie féministe avant d'en connaître le terme. 
Elle refuse le mariage et se lance dans des études artistiques aux Beaux-Arts de Kaboul en 2008 et 2009 puis au Pakistan à la Beaconhouse National University (à Lahore) de 2009 à 2013. Son travail est multidisciplinaire : de la performance au dessin et c'est sa performance Armures créée en 2015 qui est très vite relayée et met sa vie en danger. Elle déambulait en armure de fer dans Kaboul afin d'y dénoncer le harcèlement sexuel que les femmes y subissent. Sa professeure de Lahore, Salima Hashmi et France Marcadet de la Madanjeet Singh Foundation de l'UNESCO (Paris) la font sortir de Kaboul et venir à Paris.
En 2016, elle est sacrée Chevalier de l'Ordre des Arts et des Lettres par Audrey Azoulay, Ministre de la Culture. Et depuis 2018, elle effectue une seconde licence Esthétique et Sciences de l'art à la Sorbonne Paris 1.
"J'ai appris le terme féministe autour de 2009 ou 2010. J'ai commencé à lire sur le sujet et j'ai compris que mon mode d'expression tout entier s'y trouvait"
Young Art review - Kubra Khademi
« Red Carpet » - 75,5cm x 56,5cm - Gouache on Paper - 2019, France
 Comment êtes-vous devenue artiste ? Quel a été votre parcours de vie et d'artiste ?
J'ai toujours été une artiste. Je ne sais pas quand ni quel jour quelqu'un devient un artiste.
Aussi loin que je me rappelle, j'ai toujours été douée en dessin. C'était un exercice d'expression qui me procurait beaucoup de plaisir. Je me souviens que j'agissais ou réagissais de manière hors norme,
inconsciemment évidemment. En fait, je faisais toujours ce que je n'aurais pas dû faire.​ Ma vie et mon art ne sont pas distincts. Il est difficile de définir mon art tout comme il est difficile de définir ma vie. Mais en tous cas, c'est assez évident que je suis une femme.
Pour analyser comment ma vie et mon art sont devenus une entité unique, il faut comprendre comment se déroule mon processus de création.
Quel a été mon parcours ? J’ai toujours fait des choses que je n’aurais pas dû faire. Simplement, maintenant, je me présente comme artiste et d’autres me reconnaissent également comme telle. Je n’ai pas changé. J'ai suffisamment intériorisé durant mon enfance à quel point je suis coupable en étant souvent frappée par ma mère. Aujourd'hui, j'ai un fardeau de culpabilité supplémentaire : ne jamais arrêter de faire de l'art. Enfant, j'étais folle, j'avais cet attrait énorme pour l'interdit, et notamment par ce qui est interdit aux filles. Aujourd'hui, ces sujets sont les plus importants dans ma création. Je considère que l’art est non consensuel.
​Quelle a été votre première oeuvre d'art ?
Celles pour lesquelles j'ai été le plus battue. Ma mère me battait parce qu'elle avait peur de mon père. L'une d'elles était un dessin que j'ai fait toute petite, après avoir visité un hammam. J'y avais vu pour la première fois le sexe de femmes adultes. Des femmes de toutes tailles. Certaines étaient sans sous-vêtement alors j'ai vu. J'ai été paralysée. Ma mère n'a pas remarqué mon état car elle était trop occupée à nous laver tous les cinq. Quand je suis rentrée chez moi, j'ai pris mon petit carnet de croquis et j'ai dessiné beaucoup de femmes nues. Quand j'ai eu fini, j'ai eu tellement peur de ce que j'avais fait que j'ai déchiré la page, que j'ai caché sous un tapis. Quelques jours plus tard, ma mère m'a fait venir dans la pièce dans laquelle se trouvait le tapis. Elle m'a montré cette page et m'a frappée avec un fil électrique.
"Mes premières créations artistiques étaient celles qui étaient le plus en désaccord avec la norme culturelle afghane."
Pendant les mois suivants, je n’ai plus pu garder la tête haute. A la suite de cet événement, je n'ai plus dessiné pendant très longtemps et ma mère a cessé de m'acheter des carnets de croquis. Même si c'était rare, elle le faisait de temps en temps. Mais je n'osais plus lui en demander. J'ai oublié la douleur d'être battue par un fil électrique, mais je n’en ai pas oublié la honte. Il m’a fallu du temps pour guérir. 
De temps en temps, je dansais et imitais des membres de ma famille (des personnes âgées de ma famille je pense) avec beaucoup de talent, ce que mes sœurs adoraient. Elles riaient mais ma mère me battait et me criait que Dieu m'avait maudite pour que je sois un tel démon. Je n’arrête jamais de faire les choses pour lesquelles j’ai été battue. Donc, je peux dire que mes premières créations artistiques étaient celles qui étaient le plus en désaccord avec la norme culturelle afghane.

​​Quand vous êtes-vous sentie féministe ? Comment s'est révélée cette conscience ?
Et bien, j'ai appris le terme "féministe" autour de 2009 ou 2010. J'ai commencé à lire sur le sujet et j'ai compris que mon mode d'expression tout entier s'y trouvait.

Comment l'avez-vous utilisé dans votre art ?
Très simplement, je suis une femme dans mon art et j'utilise mon histoire personnelle dans ma création.
Quel est votre processus créatif ? Le départ de votre création est-il politique ? Quel est votre message ?
Mon art est tiré de mes expériences personnelles, mon intention n'est pas de faire un travail politique. Je n'ai jamais un seul message que je peux définir. D'ailleurs, j'ai toujours du mal à définir et expliquer le sens de mon travail. Par exemple, j'ai mis des années à comprendre que je n'étais pas coupable de mes opinions, de ma sexualité et du fait d'être une fille. Ce n'est pas ma faute ni grave d'être une fille.
En réalisant le dessin Twenty years of sin en 2016, j'ai dessiné le même dessin de femmes qu'en sortant du hammam. J'ai donc mis vingt ans à comprendre et sortir de la honte. J'en ai parlé à une amie, puis j'ai enfin commencé à en rire. Après quelques années supplémentaires en France, j'ai pu le redessiner et il n'était plus immoral pour moi.
​Il appartient aujourd'hui à la collectionneuse Maria Carmella.
Young Art review - Kubra Khademi
"Twenty Years of Sin" - 23,5 x 30 cm - Gouache on Wasli - France, 2016
​Oui, c'est difficile de mettre des mots sur mon processus de création actuel et passé et sur le message exprimé dans mes oeuvres. Je pense que comme je suis une artiste plasticienne, j'exprime mieux mes idées de manière visuelle.
Young Art review - Kubra Khademi
Je suis très touchée par l'oeuvre exposée à Un-capture beauty, exposition organisée par Wisewomen et Artistes en exil. 
Je n'ai pas visité cette exposition car j'étais au Brésil (et je le suis encore aujourd'hui). Mais les organisatrices de Wisewomen et Artistes en exil ont partagé quelques photos avec moi.
​Elles ont sélectionné un de mes dessins, qui fait partie d'une série créée l'année précédente. Je dessine exactement comment je dessinais dans mon enfance : les mêmes proportions de corps et la même perspective. Ce dessin est issu de la série intitulée Paraqcha ha, dans laquelle je représente tant de mauvaises femmes tirées de mon imagination.
​Vous avez été sacrée chevalier des arts et des lettres. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Quand j'ai reçu ce titre d'Audrey Azulay, la Ministre de la Culture à ce moment-là, je ne connaissais pas cette distinction. Mais je me rappelle avoir vite appelé ma mère pour lui annoncer cette bonne nouvelle. Elle m'a demandé ce que cela signifiait. Je lui ai répondu que c'était un prix remis aux personnes courageuses. En France, la Ministre de la Culture était une femme, elle m'a honoré pour cela.

Quels sont vos prochains projets d'exposition ?
J'ai tellement de projets ! Voici plusieurs projets sur lesquels je travaille en parallèle.
Performance, basée sur trois génération :
La première génération est celle de ma grand-mère que j’ai connue très peu de temps lorsque j’avais 7 ans alors qu’elle venait nous voir suite à la perte de son mari malade et juste après que son fils unique ait été tué sous une bombe russe pendant la guerre soviétique. Ma grand-mère s’appelle Amaanat, ce qui signifie « te faire confiance ». Son histoire dramatique est celle de nombreuses autres femmes afghanes de son époque et des suivantes. Elle a perdu sa mère alors qu’elle était encore enfant, elle vit avec quatre grands frères, son père travaille et elle est seule à supporter sa vie tragique. Étant une pauvre orpheline, elle a vu toutes les formes de violence possibles. Elle n’avait personne pour la défendre. Par personne, je veux dire ni une « mère », ni une « sœur » ou tout autre « femme ». Elle était entourée d’une extrême violence patriarcale. Elle a subi viol, inceste, violence psychologique et physique dans sa vie quotidienne... Au fil du temps et vivant cette vie, elle est devenue une femme hystérique, voire inextricable, au point que tous les villageois attendaient sa mort.
La deuxième génération est celle de ma mère qui est une femme silencieuse. Elle découvre et pense qu’elle ne vit pas la vie exacte qu’une femme afghane devrait vivre. Elle vit dans la peur, la culpabilité, les violences psychologiques et physiques, alors que tout provient de sa propre culpabilité. Elle est reconnaissante à Dieu qu’un mari soit sur sa tête, quelle que soit sa condition. C’est une femme satisfaite sans aucun bonheur, mais avec une culpabilité et une tristesse inconnue, voire de la colère. C’est une femme passive, heureuse d’avoir dix enfants et car c’est grâce à cela que mon père la nourrit. Mais mon père afghan typique était extrême et contrôlait ma mère sur tous les aspects de sa vie. Elle a également été frappée et harcelée sexuellement régulièrement.
La troisième génération est la mienne, avec tous les atavismes reçus de ma mère silencieuse et de ma grand-mère hystérique. J’ai grandi dans l’inégalité extrême entre mes quatre frères et mes cinq sœurs. Je suis d’une génération qui pouvait difficilement aller à l’école, mais qui est ambitieuse. On ne peut pas dire pour autant que j’ai été moins violée que ma mère et ma grand-mère. Je pouvais aller à l’école et vivre une partie de ma vie différemment des deux générations précédentes, ce qui me donnait la possibilité de rêver plus grand, même les rêves impossibles de mon enfance. Personne ne m’a dit que j’étais un être humain et que j’avais le droit de me poser des questions, la peur et la culpabilité étaient plus fortes et plus évidentes, de façon à ce que je grandisse avec. Je me suis permis de rêver en silence de devenir une artiste un jour dans ce contexte même si cela me semblait impossible, mais c’était une bonne raison de marcher dans cette direction, lentement mais surement.
Je suis une génération de révolution qui a appris à penser, à questionner et à analyser sa situation en silence (figure de ma mère) et à avancer comme une femme qui n’a rien à perdre (figure de ma grand-mère), mais à viser atteindre ses objectifs comme une folle (encore une fois, comme ma grand-mère, car elle était considérée comme folle et elle s’en moquait littéralement). La violence sexuelle est le point commun de ces trois histoires de vie différentes. Une femme hystérique, une femme silencieuse et une femme révolutionnaire. ​
Young Art review - Kubra Khademi
Young Art review - Kubra Khademi
Young Art review - Kubra Khademi
Drawing of performance represent three generation my grandmother, my mother and mine. Most of these drawings are exhibiting in galerie Valerie Delaunay now
Et les dessins :
Dans cette nouvelle série de dessins, je voudrais me concentrer davantage sur les histoires de femmes que ma mère m’a racontées. Celles qui sont plus sensibles en termes de sujets comme par exemple la sexualité féminine : sa puissance et en même temps la culpabilité qui l’entoure. Esthétiquement, je voudrais dessiner ces histoires en parallèle des miennes, avec mon corps d’aujourd’hui. Les questions sur lesquelles je voudrais insister à travers cette série de dessins/peintures doivent provoquer une politique du corps, allant au-delà des limites que la religion (l’Islam) adresse aux femmes.
Aujourd’hui, en tant qu’artiste et avec mon corps comme outil d’expression, je voudrais m’insérer dans un contexte plus large. J’aimerais relier l’ensemble de ces personnages féminins à l’histoire, à la façon dont je les présente : ils sont sauvages, primitifs et révolutionnaires. Je voudrais dessiner une partie de l’histoire de manière idéaliste, comme je voudrais qu’elle soit, sans être politiquement correcte.
Young Art review - Kubra Khademi
« Relaxed Women » - 75,5cm x 56,5cm - Gouache on Paper - France, 2019
​En ce moment, je suis en résidence au sein de la Sacatar Foundation au Brésil. J'y crée des dessins et pense à mettre en place une performance dansée par les femmes Bahian. Je suis en plein processus de recherche pour cette pièce.

Sinon, j'expose à la Galerie Valerie Delaunay une série de dessins, curatée par Gaia Donzet. Le finissage est prévu au 7 septembre 2019.
​Je donnerai des cours de dessin pendant ma résidence au Centre Intermonde à partir de septembre 2019. Je produirai aussi des dessins.
Je suis aussi en contact avec la commissaire d'exposition Elena Sorokina à propos de mon travail et ma démarche artistique. Elle organise une exposition à Paris. 
J'ai été sélectionnée pour le prix de l’art Emerige. Nous sommes 12 artistes et le 7 octobre, nous exposerons nos œuvres.
Je suis également sélectionnée pour une résidence d'artistes par la Fondation Fiminco 2020.
Enfin, je participe à une exposition de groupe à Mucem à Marseille de novembre 2019 à mars 2020.
Interview mené par Livia Perrier en juillet 2019.

Liens

Site de l'artiste
Galerie Valérie Delaunay
Prix Révélation Emerige
Wisewomen
L'atelier des artistes en exil
Lattitude Contemporaine Prod

Crédits photos :
Portrait : Deborah Ross

Eva Medin

1/18/2019

 
Young Art Review - Eva Medin
Storm station - installation immersive et performance - Nuit Blanche 2018, Piscine Rouvet
​Eva Medin est née en 1988 à Rio de Janeiro. Aujourd'hui , elle vit à Paris. Dans son travail, elle déploie des videos, des installations aux ambiances sombres, éthérées et mystérieuses, faisant directement écho aux émotions du spectateur. Son univers sensoriel aux contours futuristes questionnent l'être humain, son habitat et sa survie. Dans ses oeuvres d'art total, elle engage tous les sens : son, lumière, sensations...
Je l'ai rencontrée lors de sa résidence à la Cité Internationale des Arts à Paris. Des paroles franches et pures, un dialogue sincère s'en est suivi.
Young Art Review - Eva Medin
​"Je suis souvent en questionnement et dans le doute jusqu'au dernier moment. J'avance dans la fragilité jusqu'à trouver le point de justesse."
Rencontre.
Quel est ton parcours ? Comment en es-tu venue à t'intéresser à l'art ?

Quand j'étais petite, j'habitais au Brésil, mes parents se sont rencontrés là-bas et mon père était mime et musicien. Il avait un café-théâtre au Brésil et j'étais donc immergée dans l'environnement du cabaret et de la représentation muette - comment raconter une histoire avec son corps - et de la musique.​
Après, j'ai fait les Beaux-Arts à Monaco, puis les Arts Décoratifs à Paris. Pendant mes études aux Beaux-Arts, j'ai commencé à collaborer avec des chorégraphes. Au début, je faisais du dessin, souvent de silhouettes. Les questions du corps et de la posture étaient donc présentes. Puis, j'ai déplacé cela sur le territoire du théâtre, de la scène. La question du corps et celle de la lumière et du son sont devenues assez centrales. Comment créer un langage total en prenant en compte la temporalité, le déplacement de ce corps, les effets lumineux, le son, la rythmique ? Aux Beaux-Arts, ma pratique s'est d'abord développée par le biais de la scénographie.
La scénographie était un apprentissage, une façon découvrir des outils, de me créer un vocabulaire mais je savais que j'avais envie de développer une écriture qui me soit propre et produire du sens et des récits personnels. Aux Arts Décoratifs, j'ai pu développer ce langage à ma manière.
Après les Arts Déco, j'ai eu la chance d'avoir des sélections et d'exposer mon travail à plusieurs reprises  (Emerige, exposition à la Friche La Belle de Mai pendant Artorama...), ce qui m'a encouragée et solidifiée dans cette voie.

​Te rappelles-tu de ta première œuvre ?
Ma première "œuvre" - si on peut l'appeler ainsi - est toujours chez ma mère. Il y avait une peinture atroce dans le salon que mon beau-père voulait absolument exposer. Une sorte de croute dans les tons rouges. Or, j'avais eu dans un paquet de Chocapic, un petit vaisseau magnet. Je l'ai collé sur la peinture, comme un geste de protestation certainement ? Elle est restée comme cela des années. L'avion l'avait rendue intéressante apparemment... Mais ce n'est pas moi qui le dis, c'est ma mère !
Young Art Review - Eva Medin
Storm station - installation immersive et performance - Nuit Blanche 2018, Piscine Rouvet
Comment crées-tu ? Quel est ton processus ?
Je pars des lieux souvent.
Par exemple, dans le cas de Nuit Blanche, quand on m'a proposé cette piscine, son architecture brutaliste, futuriste si particulière m'a fait y voir des possibilités. En parallèle, j'avais proposé un projet pour une piscine car j'avais envie d'utiliser l'eau pour une nouvelle expérimentation lumineuse et pour ce qu'elle raconte aujourd'hui. Si le lieu me parle, il y a des récits qui se construisent naturellement. Je travaille d'abord par intuition : qu'est-ce que cet espace a à offrir ? Puis, j'expérimente sur place : en lumière, en déplacement, sur le corps - en regardant le performeur faire des actions ou avec mon propre corps. Cela se construit dans le temps avec plusieurs phases de test, et dans la recherche jusqu'à la fin.
​Je suis souvent en questionnement et dans le doute jusqu'au dernier moment. J'avance dans la fragilité jusqu'à trouver le point de justesse. Cela se passe souvent dans l'aléatoire et le hasard : les contraintes me font aussi parfois trouver des choses. Je réalise aussi certaines pièces en atelier : des photos d'installation, de lumière, des dessins. Mais le processus est le même : l'expérimentation.

À travers ton univers futuriste, la question de la survie de l'espèce est sous-jacente. Que souhaites-tu exprimer ? Y a-t-il un message politique derrière ton travail ?
Les messages politiques sont sous-jacents à mon travail et arrivent par détour, par métaphore. Grâce aux atmosphères, grâce aux récits, à des formes de fictions ponctuées d’absurde, j’aborde des questions qui ont une certaine gravité : comme, en effet, la question de la survie de l’espèce et de l’avenir de l’homme sur terre. En ce sens, je suis très intéressée par les contes, les mythes qui, il me semble, apportent un éclairage, une lecture sociale à la fois universelle et intemporelle.
​Les questions qui m’intéressent concernent l’homme et sa façon d’habiter le monde.
Et cette question peut prendre plusieurs formes :
Par exemple, La sculpture Orbital Drama qui a été exposée à la Cité des Sciences et de l’Industrie traite des débris spatiaux et de l’aspect absurde que peut prendre la conquête spatiale. Depuis les années 60, nous avons envoyé des milliers de satellites et objets dans l’espace dont une bonne partie reste là-haut, en gravitation. Il y a donc une énorme poubelle (d’objets minuscules ou de la taille d’un bus) qui tourne au-dessus de nos têtes à plus de 7-8 km/seconde. En plus d’être invraisemblable, c’est un problème exponentiel : chaque impact crée toujours plus de débris et les agences spatiales s’inquiètent pour les futures missions…
Young Art Review - Eva Medin
Orbital drama, 2017-2018 - Cité des Sciences et de l'Industrie - 350 x 380 cm
​Je trouve ce motif à la fois beau, absurde et inquiétant. Symboliquement, c’est également très fort : on pense au mythe de Sysiphe pour l’aspect répétitif, ou aux peurs ancestrales d’une colère des Dieux qui viendrait des cieux… Cette fois-ci créée par nous-même…
​Pour STORM STATION, l’installation que j’ai réalisée pour Nuit Blanche, il est question du motif du naufrage. Je me suis intéressée à ce thème dans les mythes et dans la peinture et j’ai cherché ses résonances dans notre société moderne… Bien sûr, la question de l’immigration, la question de l'autre, de l'accueil de l’autre s’est imposée. 
Mais c’est rarement de façon directe que ces problématiques arrivent dans mon travail. J’aime beaucoup cette phrase de Rancière : "Il faut fictionner le réel pour le comprendre". Dans mon cas, c’est dans ce travail de transformation, de fictionalisation des espaces, que va apparaître le sens. C’est de l’expérimentation, de l’agencement de l’ensemble des éléments (corps, espace, son, temporalité) que va découler le sens. En somme je travaille comme un metteur en scène je crois.
Pour Storm Station, la performance met en scène un naufragé cosmonaute qui prend le contre-pied d’une représentation fantasmée de l’explorateur. Alors que les conquêtes spatiales et maritimes nous parlent de désir d’exploration, dans cette oeuvre il s’agissait de représenter un moment d’arrêt, de latence ambiguë et de se concentrer sur un symbole d’humanité. Cela pose des questions, j’espère, sur les réels enjeux d’évolution de nos sociétés. Ce sont des questions fondamentales à reposer à mon sens. 
Young Art Review - Eva Medin
​Considères-tu ton art comme art engagé ?
​
Je pense qu’être artiste doit-être un engagement.
Pour moi l’art a un pouvoir non négligeable de transmission, de mise en relation des individus entre eux et avec le monde. En ce sens, je suis engagée à chercher le point de sincérité et de justesse dans mon travail et dans les relations que je tisse par son biais (car les deux sont liés). Lorsque je travaille avec une équipe qui est capable de dépasser certaines difficultés (temps, budget) parce que tout le monde y croit, cela me touche et me donne foi en ce que nous faisons. 
C’est aussi pour cette raison que j’ai beaucoup aimé mes expériences de théâtre ou de cinéma et que mon travail s’inscrit en dehors d’un "marché de l’art"  avec peu d’oeuvres vendables, mais plutôt des gestes éphémères conçus en groupe. 
​Bien sûr, j’espère que mes projets peuvent raisonner chez autrui et avoir un sens qui va au-delà de la forme. Le fait de générer des expériences est une des façons de chercher cette mise en résonance du particulier aux pluriels. 
Personnellement, je suis sensible à des questions qui ont attrait au social, au sociologique, à l’écologie, à l’humain en somme et à la façon dont nous vivons. Je pense qu’avec le temps j’affirme et affine de plus en plus mon positionnement. 
​Ton univers est très futuriste : que ce soit dans les lumières, les formes... Quel est ton rapport à la science-fiction ?
​
Ce qui m’intéresse dans la science-fiction c'est la réduction sociologique qu’elle permet. C’est un vocabulaire qui est inscrit dans notre mémoire collective, qui parle à tous, et qui regorge de questions fondamentales sur l’homme. Pour te donner un exemple : lorsqu’on traite d’un vaisseau, c’est un un-huit-ou peuvent se jouer des questions sur le groupe, la façon de vivre ensemble. C’est un motif simple qui permet de soulever des questions complexes et universelles.
Je suis très attirée par la science-fiction des années 6O-70. La plasticité des décors :  j'y vois de la sculpture partout ! Mais aussi des procédés qui ont attrait à l'art de l'illusion (univers du studio, maquette de cinéma) et qui me parlent beaucoup. 
C’était aussi une époque très optimiste où le rapport à l’avenir était ouvert et où beaucoup d’expérimentations ont émergé (Archigramme par ex). Il y a une résonance utopiste dans cette époque, dont je suis à la fois nostalgique et inspirée.
Actuellement mon univers est proche de ce champ de recherche, mais j’aime bien les genres en général : les films d’horreurs, j'adore les comédies musicales aussi, ...​

Ton art est pluridisciplinaire. J'ai vu que tu avais participé à un spectacle de Mathilde Monnier et collaboré avec Jeroen Verbruggen. Comment se sont déroulées ces collaborations ?
Quand j'étais au Beaux-Arts, j'ai d’abord collaboré avec des chorégraphes des Ballets de Monte-Carlo : Jeroen Verbruggen puis Jean-Christophe Maillot. C'était mes premières collaborations sur scène et en général.
Young Art Review - Eva Medin
Young Art Review - Eva Medin
Artist run, Cité Internationale des Arts de Paris
​Cela a été un moment extraordinaire pour moi ! Lorsque j’ai vu la scénographie éclairé et la danseuse sortir de la structure que j’avais imaginé, j’ai trouvé ça magique ! La sensation d’avoir réalisé quelque chose à plusieurs, qui va pouvoir être partagé.. il y a une sensation de dépassement qui m’a beaucoup plu…
Avec Mathilde Monnier, j'étais interprète dans la pièce Qu'est-ce qui nous arrive ? qui parle des mémoires de la danse. J'ai eu envie d'entrer dans le projet pour expérimenter la scène d’une autre façon et parce que la scénographie me plaisait. C’est le dessinateur François Olislaeger qui la réalisait: il nous dessinait ce qui créait la toile de fond de la pièce en direct… c’était très beau à voir et intéressant d’y participer. 
"Je pense qu’être artiste doit-être un engagement.
Pour moi l’art a un pouvoir non négligeable de transmission, de mise en relation des individus entre eux et avec le monde."
Aimerais-tu à nouveau faire des collaborations avec des artistes ?
J'aimerai bien oui dans le futur. Mais je crois qu'il faudrait que ce soit dans la danse car je suis plus sensible à ce langage corporel.
 
Certains artistes te feraient rêver ?
J'adore Cherkaoui, Julie Beres et Philippe Quesne. Bon, le dernier n'a absolument pas besoin d'un scénographe !
 
Serais-tu intéressée pour collaborer avec d'autres types d'artistes (plasticiens par exemple) ?
Pour la performance oui, de plus en plus. L'expérience de Nuit Blanche m'a fait revenir à cette question du corps. Travailler avec un danseur de nouveau était vraiment intéressant. Je vais essayer de mettre en place davantage de collaborations avec des danseurs.
Pour le son, comment et avec qui travailles-tu ? Est-ce une commande, des échanges ?
Ce sont la plupart du temps des échanges. En ce moment, je travaille beaucoup avec le compositeur Micha Vanony qui est à Monaco. On s'est rencontrés parce que c'était mon professeur quand j'étais aux Beaux-Arts. Quand je suis sortie de l'école, je lui ai demandé de travailler avec lui et il a accepté : pour le film Smars et beaucoup d'installations immersives également. Nous procédons sous la forme d'aller-retour entre intention et expérimentation sonore. J'adore ces moments car ils me forcent à créer un autre vocabulaire. Je ne suis pas musicienne mais très sensible à la musique, donc j'essaie de trouver les mots justes. Cela devient parfois assez poétique, je lui dis : "je voudrais que ce soit moins lourd, plus sec".
Pour Nuit Blanche, j'ai travaillé avec un duo d'artistes, ils forment le groupe "Pointe du Lac". Une de leur particularité c'est qu'ils travaillent sous la forme de performance : ils improvisent en live. C'est de la musique électronique à influence vintage et futuriste. Ils travaillent avec plein de machines, leur table de mixage, on dirait un vaisseau spatial. Pour Nuit Blanche, le principe était de composer la musique en live sur les mouvements du danseur - comme du bruitage en cinéma. Cela marchait très bien.
​Pour les danseurs de la performance de Nuit Blanche, comment cela s'est-il passé ? Avaient-ils une partition ou était-ce improvisé ?
Un peu des deux ! Je leur ai dit qu'on allait travailler sur le contraire du héros. Je voulais qu'on parle d'un moment d'arrêt, de latence. On avait travaillé sur une gestuelle qui devait rester ambiguë : entre la survie et l'entrainement, je souhaitais que cela reste en suspend. Je leur ai donc dit d'être dans tout le contraire de ce que serait des actions héroïques du cosmonaute. J'avais des idées en tête : "tu pourrais manger, jouer de la musique" et eux ont aussi proposé des choses. On a écrit vraiment ensemble. Les deux interprètes, Bastien Mignot et Calixto Neto, sont aussi chorégraphes et ils ont très vite compris où je voulais en venir.
TEASER : Storm station - installation immersive et performance
​Nuit Blanche 2018, Piscine Rouvet
Young Art Review - Eva Medin
Artist run, Cité Internationale des Arts de Paris
​Et ton artist run à la Cité Internationale en novembre 2018 ?
​
Cette exposition reprend la captation de Nuit Blanche ainsi qu’un travail de photo.
Les photos que je présente reprennent le même principe lumineux que j’ai développé pour Nuit Blanche : en décors de la performance, j’avais créé sur une toile, une peinture évolutive, avec les mouvements de l’eau, de la lumière et du corps. 
Les photos de l'exposition reprennent ce principe : ce sont des paysages lumineux créés en atelier, qui renvoient à des étendues immenses et assez futuristes. J'ai aussi investi la galerie en ré-activant ma sculpture Orbital Drama qui traite des débris spatiaux. Souvent les oeuvres que je crée ne sont pas figées ni arrêtées : je m'autorise à reprendre une œuvre et la réactiver en fonction d'un autre lieu. Cela crée des récits différents, comme une saga…
Est-ce que pour toi un curator doit avoir un rôle presque d'agent et doit aider à propulser les artistes avec lesquels il travaille ? (Je pense notamment à Gaël Charbau)
La rencontre avec Gaël Charbau m'a beaucoup fait avancer. À la fois dans la production, le parcours, la visibilité de mes pièces. Il m'a invitée sur beaucoup de projets : Artorama, Emerige, la Cité des Sciences... Mais c'est également un dialogue qui s'est mis en place, et qui m'a aidé à ma "professionnalisation".
 
Qu'est-ce que tu attends d'un curator ?
Ce qui est intéressant c'est de travailler avec des gens qui ont des compétences que je n'ai pas. Comme beaucoup d’artistes, j'ai parfois besoin d'être en dehors de tout, un peu dans "ma grotte". J’ai aussi fait le choix de ne pas être à tous les vernissages pour vendre mon travail et assurer mes prochaines expos. Ce n’est pas un rôle qui me semble adapté et surtout ce n’est pas compatible avec mon travail. Un curator, lui, aura la capacité, le réseau de montrer un travail qui lui semble fort, c’est donc idéal. Je crois aux relations qui se tissent dans le temps. C’est d’humain dont il est question là aussi.
Quels sont tes prochains projets ?
Je travaille actuellement sur  trois projets :
Une grosse pièce : une installation immersive que je réalise au centre naval de Bordeaux. L’exposition est curatée par Charles Carcopino (une autre belle rencontre) et s’appelle "Soleil-Rouge". Cela va être une très belle exposition sur les nouvelles formes que prend le rêve de conquête spatiale aujourd’hui. J’ai la chance d’exposer auprès d’artistes dont j’aime beaucoup le travail : Félicie D’Estienne d’Orves, Stephane Tidet…
J'ai été sélectionnée au Salon de Montrouge en avril, donc je suis en pleine préparation de l’exposition. 
Enfin, Je fais un projet pédagogique avec Le BAL, Education à l'image. Je vais travailler avec une classe de collège pour faire un film de science-fiction en studio. Nous travaillons sur le ZAF (Zone autonome du futur)…

Quels sont les artistes contemporains qui t'inspirent ?
Je suis autant influencée par des artistes que des metteurs en scène ou chorégraphes. Du côté des artistes plastiques, je suis influencée par des artistes très établis comme Olafur Eliasson, Ann Veronica Janssen, Roman Signer, ou des artistes plus jeunes comme Pierre Ardouvin ou Clément Cogitore. Pour Pierre Ardouvin, j’aime sa façon de gérer l'espace, les micros-mondes qu'il propose. Je retrouve dans ses pièces un rapport à l’enfance qui me touche beaucoup. J'ai l'impression de rentrer dans un poème, un récit, une scénette.
Young Art Review - Eva Medin
Abyssal spaces, 2018
​Un conseil culture ?
​
Je suis allée voir Monsieur Fraise, un humoriste et c’était étonnant. Ce qui est intéressant c'est qu'il y a quelque chose du théâtre et du cinéma muet dans le personnage qu’il crée : on dirait un Jacques Tati ! Et c’est une figure de clown dont notre société a besoin il me semble. Un clown qui va à contre-courant de la punchline, de l’enchaînement de blagues. Monsieur Fraise c’est le contraire, il peut y avoir des minutes entières de silence et de tension. Un vide, une absence qui soulèvent des malaises, des questions…
J'ai lu un livre très intéressant, Naufragé volontaire. L'auteur s'est volontairement mis en naufrage pour prouver qu'on peut survivre en pleine mer (en buvant de l'eau salée et en mangeant du poisson cru pêché) pendant un mois ! Il a fait la Méditerranée et l'Atlantique.
J'ai vu aussi au cinéma le reportage, Libre de Michel Toesca sur Cédric Herrou qui aide les immigrés à la frontière du franco-italienne. Cela montre sa lutte, comment le gouvernement le bloque, la complexité et l’absurdité du mécanisme législatif en France et cela rappelle qu'on ne respecte pas nos propres lois (le droit d'asile).
 
Conseils pour les jeunes artiste ?
Je leur conseille de s’écouter et d’aller dans le sens de leur propre vérité. Même si le milieu semble hostile et superficiel parfois, je leur souhaite de garder l’énergie pour défendre les valeurs qui a leurs yeux ont du sens, avec persévérance, fantaisie, ambition et ténacité…
Interview mené par Livia Perrier.

Liens
Site de l'artiste

Benoît Maire

12/17/2018

 
Young Art Review - Benoît Maire
Vue de l’exposition Thèbes, CAPC Bordeaux, 2018
Benoît Maire est un artiste pluridisciplinaire (peinture, sculpture, photo, vidéo, écriture et performance), né en 1978 à Pessac. Il vit et travaille à Bordeaux. Après avoir étudié la philosophie, il est entré à la Villa Arson à Nice. Il a ensuite été résident au Palais de Tokyo et lauréat ex-aequo du Prix Ricard 2010.
Ses œuvres sont d'une matière pas uniquement physique mais aussi théorique puisqu'il lie l'art et la philosophie en engageant des réflexions esthétiques. Que ce soit dans ses Sphinx et ses Châteaux, où il recherche des associations de formes et de matériaux dans des équilibres ténus, ou dans ses Peinture de nuages, où il nous embarque dans un rêve et une méditation, Benoît Maire interroge les limites de la représentation.

Rencontre.
Young Art Review - Benoît Maire
"Dans ce que je fais je cherche toujours un équilibre qui serait juste avant l'effondrement. [...] Maintenant, oui je préfère créer des œuvres belles, mais la possibilité de son renversement (comme un équilibre qui s'effondre) est toujours là. La grande beauté est proche de la laideur sinon c'est de la décoration."
Young Art Review - Benoît Maire
Vue de l’exposition Thebes, Spike Island, Bristol, Royaume-Uni, 2018
YAR : Quel est ton parcours artistique ? Comment et quand as-tu commencé à t'intéresser à l'art ?
J'ai eu une scolarité normale et j'étais plutôt scientifique. Mais en première et terminale S, j'ai compris que je ne voulais pas approcher le monde de manière objective car c'est trop contraignant. De fait, je voulais tisser des relations entre les choses, mais le faire à ma façon. Je lisais les carnets de Paul Klee et j'en parlais avec mon grand frère qui lui faisait des mathématiques à la fac. J'étais dans une assez mauvaise classe et je suis le seul de mes amis à avoir eu le bac.
Par respect pour notre enthousiasme vis à vis de l'art et de la philosophie, je suis allé à l'université d'arts visuels de Bordeaux 3, puis j'ai aussi combiné avec le parcours en philosophie de cette même fac. 
"Mon cerveau est vraiment philosophique, mais au lieu d'écrire sur mon clavier d'ordinateur, je préfère d'autres activités. Les questions et les modes de résolution un peu logiques de la philosophie se retrouvent dans mes arrangements d'objets et dans mes expositions en général"
Puis j'ai fait un DNSEP à la Villa Arson à Nice et un DEA de philosophie à Paris 1. Je me suis inscrit en thèse toujours à Paris 1 et je faisais aussi le pavillon au Palais de Tokyo. Vers 2007-08, l'art me prenait trop de temps et j'ai renoncé au doctorat de philosophie, dont la forme aussi me semblait trop contraignante.

Ta pratique est pluridisciplinaire. Comment t'es-tu ouvert à tous ces médiums ?
​C'est sans doute par curiosité, ou peut être par dégoût de la spécialité. J'aime le début en général, donc j'aime bien commencer des choses que je ne sais pas faire. Et puis à un moment, quand on arrive à faire certaines choses dans un médium, il y a des méthodes qui sont transposables dans d'autres, donc ça va plus vite pour arriver à certains résultats. Et puis surtout je travaille avec des artisans de qualité, pour les soudures des châteaux, pour les moulages en verre, pour la prise de vues de mes films, pour le tirage des photos etc... il y a énormément de compétences techniques que je n'ai pas. La peinture est la seule chose que je fais entièrement seul, certaines sculptures aussi qui ne demandent pas de compétences techniques particulières.
Quel est ton processus créatif, notamment dans ton rapport avec la philosophie ? Comment navigues-tu du concept (philosophique) à la création d'une oeuvre plastique ?
Mon cerveau est vraiment philosophique, mais au lieu d'écrire sur mon clavier d'ordinateur, je préfère d'autres activités. Les questions et les modes de résolution un peu logiques de la philosophie se retrouvent dans mes arrangements d'objets et dans mes expositions en général.

Conçois-tu ton travail comme conceptuel ? Entres-tu dans la lignée des artistes conceptuels ?
L'art conceptuel historique est un peu sec, je préfère la lignée continentale, plutôt Broodthaers que Kosuth. Parler d'art conceptuel de nos jours revient à mettre les idées au centre du projet artistique, mais on emploie ce terme de manière un peu générique et ça ne veut plus rien dire d'exact.
​À la base le projet conceptuel s'inscrit dans une vision hégélienne de l'histoire (« Art after philosophy » de Kosuth, 1969, s'y réfère explicitement). Tous les philosophes ne sont pas aussi systématiques que Hegel et ils manient quand même des concepts, je préfère Bataille, Kierkegaard et Wittgentsein, des philosophes dont la vie affective déborde de beaucoup ce qu'ils peuvent conceptualiser, j'y vois là un motif artistique.
Young Art Review - Benoît Maire
Imagination de la chasse, 2018 plâtre, flèches de silex incluses dans un bloc de plexiglas - 27 x 17 x 7,5 cm
Dès le début du 20e siècle, la question de la beauté ou non dans l'art a questionné. Bien sûr, Marcel Duchamp, Dada, les avants-gardes ont initié une séparation entre art et beauté. Tes assemblages et installations portent une certaine esthétisation.
Comment te places-tu dans ce contexte ? Souhaites-tu créer des œuvres belles ? Quelle est la finalité de ta création ?

De nos jours la beauté est subjective. Du temps de Platon, le bien, le vrai et le bon se tenaient main dans la main. C'est difficile de dire si je souhaite aller vers le beau, dans ce que je fais je cherche toujours un équilibre qui serait juste avant l'effondrement. À cet endroit, l'éthique de ma vie se joue aussi, car je tiens les situations, j'arrive à les vivre, mais je suis aussi très proche du fait de ne pouvoir plus les vivre et de les voir s'effondrer, ça tient à rien, mais ça tient toujours. Maintenant, oui je préfère créer des œuvres belles, mais la possibilité de son renversement (comme un équilibre qui s'effondre) est toujours là. La grande beauté est proche de la laideur sinon c'est de la décoration.
Young Art Review - Benoît Maire
Peinture de nuages (triptyque), 2018 - Huile et peinture en spray sur toile - 3 x 250 x 150 cm
Comment en es-tu venu à créer les peintures de nuages ?
Au début, j'avais besoin d'une peinture pour un décor d'une performance, je voulais pointer du doigt quelque chose que je ne pouvais nommer lors d'une discussion. On était en 2012 et j'ai fait des nuages sur un format 100 x 150 cm. Puis j'ai continué au-delà de cette première nécessité, mais toujours avec l'idée qu'il faille montrer du doigt mes peintures pour dire qu'elles sont innommables est ce qui me pousse à les faire.
Peux-tu nous expliquer ton oeuvre Imagination de la chasse ? 
Un faon en plastique repose sur un amas de flèches préhistoriques, c'est cette pièce je crois. Un faon c'est très fragile, on peut le tuer facilement, mais dans les histoires on va toujours le rendre orphelin, la chasse ne s'applique pas au faon, mais à sa mère en général dans les histoires. La vie du faon est marquée par la chasse, il imagine pourquoi on le prive de sa mère, qui est le premier objet d'amour. Il parait que les soldats qui meurent à la guerre appellent leur mère quand ils vont mourir, pas leur épouse par exemple, mais ça changera sans doute. C'est peut-être un acte d'imagination très 20ème siècle.

Quels sont tes prochains projets artistiques en collaboration ? 
Iain Hamilton Grant devait faire un tour de mon expo « Thebes » à Bristol, mais il est malade. J''aimerais faire une peinture en collaboration avec Guillaume Bresson. 
Young Art Review - Benoît Maire
Vue de l’exposition Un cheval, des silex, Galerie Nathalie Obadia, Paris, France, 2018
Young Art Review - Benoît Maire
Peinture de nuages, 2018 - Huile et peinture en spray sur toile - 203,5 x 153,7 x 4,3 cm
On en parle depuis longtemps et on va peut-être la faire cet été. ​
Anne-Françoise Schmid m'a demandé une illustration pour son prochain livre d'épistémologie et je vais construire des colonnes en pierres vers Angoulême en ce début d'année.

​
Un conseil de lecture ?
Je lis des articles sur AOC, ça me change du Huffington Post.

Quels sont les artistes contemporains qui t'inspirent ?
J'ai vu les dernières choses de Tarik Kiswanson sur instagram et c'est très inspirant, c'est propre et précis, on s'est rencontrés aussi il y a un an et j'en ai un bon souvenir.
​
Un conseil pour de jeunes artistes ?
​Ça c'est très difficile, je conseillerais aux jeunes artistes de parler beaucoup entre eux et de profiter des années du début où on fait des petits boulots et où on s'incruste un peu dans les vernissages sans invitations, car après ça devient convenu et c'est beaucoup moins drôle.
Interview mené par Livia Perrier.

Crédits photo : 

Œuvres : Bertrand Huet / Tutti image
Vue de l'exposition à Bristol : Stuart Whipps

Vue de l'exposition au CAPC : Frédéric Deval
Courtesy de l'artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles

François Réau

12/10/2018

 
Young Art Review - François Réau
Vue d'atelier
Arrivée à la Gare de Pantin, je retrouve François Réau pour visiter son atelier, installé au milieu de grands entrepôts de stockage. Y traînent par-ci par-là, quelques matières de Tatiana Trouvé... Nous grimpons d'un étage et François ouvre les portes de son studio. Immersion totale dans ses espaces, ses paysages fantasmés, imaginés, dessinés mais aussi présents : des branches et des clématites​ jonchent le sol de l'atelier. La lumière est sublime, elle surgit dans son atelier et perce dans ses œuvres cette nature omniprésente. 
Né en 1978 à Niort, François Réau est un artiste pluridisciplinaire. Il travaille le dessin et l'installation. Son œuvre évoque la nature, au cœur des matériaux, et soulève des questions sur l'apparition et de la disparition de la figure et des motifs. François Réau puise son inspiration dans l'expérience du paysage.

​​Rencontre.
Quel a été ton parcours d'artiste ? Comment es-tu venu à l'art ?
J’ai une double formation, la première à l’Ecole Régionale des Beaux-Arts de Poitiers puis dans un second temps à l'Ecole d’Arts Appliqués de Poitiers. Par la suite je suis arrivé à Paris où j'ai commencé à montrer mon travail plutôt dans un cadre privé puis après quelques années j'ai commencé à exposer mon travail dans divers lieux. 
Young Art Review - François Réau
François dans son atelier
"Je peux partir dans une rêverie en travaillant à l'atelier, j’essaie d’emmener le spectateur dans cet espace-là et dans des espaces intermédiaires, de faire en sorte qu'il n'y ait pas de frontières ou du moins qu'elles soient indécises. On est à l’intérieur de quelque chose qui n'est pas clairement défini, comme dans un rêve."
Mon intérêt pour l'art a été assez évident et direct, il est venu très tôt dans la mesure où j’ai été au musée lorsque j'étais enfant, ce dès le plus jeune âge. J’ai eu la chance de voir beaucoup de choses très différentes dans des expositions à Paris ou en province. Et puis depuis cet âge je n’ai jamais cessé de dessiner en définitive. 

Te souviens-tu de ta première oeuvre ?
J'ai réalisé des choses très tôt, et lorsque j'étais adolescent des dispositifs plastiques en quelque sorte mais sans en avoir réellement conscience. Lorsque j'étais enfant j'ai passé beaucoup de temps en Aveyron et je crois que j’ai développé de cette façon un certain rapport à la nature, aux éléments, aux cycles du temps et de l'espace, au cosmos en définitif - qui sont en jeu aujourd'hui dans mon travail.
Photo
Ne fais nul cas des rayons de miel, 2017 - Vue d’exposition, Les Quinconces-L’espal, Scène nationale, Le Mans, France
La nature est très présente dans ton travail. Elle est partout et sous toutes les formes (dessinée, esquissée, matériaux bruts). La question écologique ou du développement durable fait-elle partie de ton travail ? 
Disons que c’est difficile d’éviter ces questions autour de ces problématiques-là aujourd'hui, surtout lorsqu’on est artiste et à l’écoute du monde qui nous entoure.
Ce n’est pas mon moteur principal de recherche ou d'expression, mais ce sont des choses qui m’intéressent, que je regarde, qui me traversent forcément et qui peuvent me nourrir dans ma pratique. Après, je ne détermine pas le choix de mes pièces et leur élaboration par rapport à cela et comme une thématique en soi.
Comment définirais-tu ton travail ? A-t-il une dimension politique ou bien est-il de l'ordre du sensible ?
Définir son travail est une vaste question... mais je dirais que mon travail s'articule autour du dessin et l'installation. Je cherche à soulever le principe de l’apparition et de la disparition des motifs au cœur des matériaux. Mon travail se nourrit de questionnements contemporains mais aussi en lien à l'histoire et à des questionnements plus personnels évidement, les deux sont liés. Cela peut prendre différentes formes avec des dispositifs fictionnels ou narratifs dans lesquels j'essaie de questionner aussi ce qu'est le dessin contemporain : comment pousser les limites de ce médium ?
J'y apporte 2 types de réponses :
- en créant des dispositifs immersifs de grandes dimensions (de presque 3m de haut par 4m) qui engagent le corps du spectateur.
- en utilisant d’autres moyens qui rappellent ceux du dessin et qui ont attrait à la ligne, au trait ou à la trace et tout ce qui rappelle le dessin. Cela m’a amené à travailler avec de la corde, du fil dans l’espace, de la cire, du fil de soie. Un travail d’ombre et de lumière me permet aussi de dessiner dans l’espace en utilisant le blanc des murs qui s’apparente au blanc de la feuille de papier. Tout cela offre alors au dessin la possibilité d'être un espace et un temps d'expérience de pensée visuelle.
Pour la dimension politique je dirais que tout est politique. Finalement, mon travail peut avoir cette dimension. Tout dépend aussi sous quel angle on l'aborde. Mais ce n'est pas à moi je pense de définir s’il porte cette dimension. 
Quels sont ces espaces que tu crées ? Sont-ils imaginaires ou géographiques et réels ? D'où puises-tu ton inspiration ?
C'est une question que le public me pose souvent. C’est un peu la question de la fabrique des images ou comment une idée peut venir et prendre forme. Il y a quelque chose au départ qui peut démarrer d’une rêverie ou plus simplement d'une envie. C’est difficile à expliquer. J'aime que, dans mon travail, il puisse y avoir quelque chose qui se situe dans un entre deux : entre fascination, possibilité et inquiétude ; et dans lequel se mêlent archaïsme et contemporanéité qui se constituent d'espaces imaginaires, d’espaces rêvés et d'espaces réels. Au même titre que je peux partir dans une rêverie en travaillant à l'atelier, j’essaie d’emmener le spectateur dans cet espace-là et dans des espaces intermédiaires, de faire en sorte qu'il n'y ait pas de frontières ou du moins qu'elles soient indécises. On est à l’intérieur de quelque chose qui n'est pas clairement défini, comme dans un rêve.

​Quel est ton processus créatif ?
J'ai différentes façons de travailler, cela dépend du contexte et des projets. C'est empirique mais aussi très organisé et documenté à la fois. Lors d'une résidence, par exemple, pour celle que j’ai réalisé au Musée Saint Roch de Issoudun cette année, j'ai été amené à travailler sur et avec les œuvres, à me documenter, à échanger avec le conservateur. Je m'imprègne avant de pouvoir proposer un dispositif en prêtant attention à ne pas être trop littéral ou documentaire.
Et parfois j'ai besoin d’être dans le concret, de mettre en jeu le corps et l'espace c'est pourquoi dans certains cas je travaille directement sans carnets de croquis ou préparatifs. Parfois, je laisse une pièce plusieurs mois ou plusieurs années en jachère, au repos avant de retravailler dessus. Je fais attention également à l’intuition dans et au travail.
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Eclipse, 2016-18 - Mine de plomb et graphite sur papier, Bois, clématites sauvages et miroirs - 210 x 228 cm - Vue d’exposition, Galerie Virginie Louvet, Paris
​Pourquoi le noir et blanc ?
En vérité, il ne s'agit pas vraiment de noir et blanc, selon moi, mais plutôt de nuances de gris. Je travaille à la mine de plomb et à la graphite. Ce qui a un pouvoir d’évocation beaucoup plus fort que la couleur d'après moi. Mais c'est aussi par soucis d'économie de moyen et pour permettre une plus grande liberté d'interprétation. Ce qui m’intéresse aussi avec la mine graphite, c’est sa brillance. En fonction de l’éclairage, du positionnement, d’où l'on se trouve par rapport à la lumière, l'œuvre est différente... et elle va renvoyer de la lumière, c’est le principe de la lumière transmutée. Il m'arrive aussi d'introduire de la couleur dans mon travail mais c'est avec de la lumière et précisément avec le néon. La lumière se définit aussi pour moi comme sa capacité à habiter l'espace et l'infini. 
Young Art Review - François Réau
Drawing machine, peformance, 2017 - Carte géographique, bois, vis, miroirs, sangles, balle et 18 crayons. 31 x 31 x 31 cm. - Bamarang Nature Reserve, Nouvelle-Galles du Sud, Australie
Young Art Review - François Réau
François Réau, Machine to draw space and time (detail)
​Peux-tu me raconter ta résidence en Australie ?
Cette résidence a été possible grâce au soutien des Services Culturels de l’Ambassade de France en Australie. Elle a lieu une fois par an pour un artiste français, à Bundanon au sud de Sydney dans une réserve naturelle et dure 6 semaines.
Dans ma note d'intention, j’avais proposé de travailler sur des questions liées à l’espace du paysage et à ces mouvements qui sont aussi liées au temps mais en les axant sur des problématiques de dessin contemporain. J’ai réalisé un très grand dessin immersif mais aussi un dispositif de dessin plus prospectif : une machine à dessiner l’espace et le temps.
Celle-ci est déterminée par le lieu où elle est faite pour fonctionner : il s'agit d'un cube dans lequel je positionne la carte du lieu où je me trouve (sur les 6 faces intérieures) - en l’occurrence dans la Bamarang Natural Reserve. Un premier dessin est intentionnel comme le fil rouge de cette histoire - tracé en rouge -, il correspond au chemin que j’ai parcouru dans cet espace naturel.
Puis juste avant de partir et de réaliser cette traversée, je mets à l’intérieur de la caisse une drawing machine : c'est-à-dire une balle piquée d’une vingtaine de crayons qui roule sur elle-même durant le déplacement que je vais effectuer dans le paysage. Cette machine ramène les vibrations du monde à l’échelle d’un tracé, c’est un peu comme un système d’enregistrement, une captation qui permet de dessiner mes vibrations en fonction de mes mouvements dans cet espace du paysage. Ce dessin est non-intentionnel : je ne tiens pas de crayon et ce sont les mouvements de mon corps qui dessinent grâce à cette balle et ces crayons sur la carte.
​Cette boite est recouverte à l’extérieur par six miroirs. Le miroir c'est l'absence, c’est le degré zéro de la peinture, le degré zéro du dessin et j’aime beaucoup ici que l’absence soit convoquée pour parler d’un espace car cela permet d’y projeter des choses de l’ordre du désir. Comme un espace de projection. Lorsque je réalisais cette performance de dessin, c’était amusant de voir les gens m’arrêter et me demander ce que je portais dans le dos. Je leur expliquais que la réponse était devant eux d'une certaine façon : ce qu’il y a dans le cube c'est quelque chose de plus grand que nous et qui fait référence à l'espace, dans la mesure où l'espace est la projection du rêve intérieur.
​Peux-tu m'expliquer l'oeuvre proposée au concours Bernard Magrez ?
Il s’agit d’un dispositif plastique créé in situ et qui se compose de plusieurs milliers de cierges en cire blanche et d’un tube néon. Cette pièce a été réalisée initialement dans le cadre de Lille 3000 dans le Musée du Flers à Villeneuve d’Asc. La thématique était Renaissance, comme période historique mais aussi pour ce qu'elle suggère de renouveau et de symbolique. J’ai choisi ce dernier axe.
À l'intérieur de l’espace d'exposition du musée se trouvaient deux alcôves en briques rouges pas très hautes et qui étaient pour moi comme deux poumons, de cœurs. J’ai eu envie de créer quelque chose qui fasse référence aux battements du cœur et à cette idée du dessin de l'électrocardiogramme, comme une onde une vague en volume. Pour suggérer cette idée de renaissance, un travail sur le mélange présence/absence. L’art a aussi cette capacité lorsque l'on est devant une proposition plastique de faire se retrouver les deux en même temps et de faire advenir de la présence dans une absence. Je souhaitais donc raconter cette idée d’apparition et de disparition comme un battement de cœur. On se perd et se retrouve quelque part au même instant. 
Young Art Review - François Réau
Renaissance, 2015 - Cierges en cire blanche, néon - lille3000, Renaissance. Vue d’exposition Musée de Flers, Villeneuve-d’Ascq
Young Art Review - François Réau
Eclipse - Vue d'atelier
​Y a-t-il une œuvre dont tu souhaiterais parler ?
Eclipse est un travail à la mine de plomb et graphite sur papier que j’ai présenté dans un dispositif plastique spécifique en début d'année 2018 à la galerie Virginie Louvet.
​Ce qui m’intéressait surtout autour de ce sujet, c'est le phénomène d'apparition et de disparition. Ce grand dessin était exposé avec des clématites sauvages et un ensemble de miroirs de forme arrondie. Ces derniers reprenaient la forme du soleil et de l’éclipse totale présente dans le dessin. Ils étaient présentés au sol et décalés, dans un ordre qui reprend les nombres de la suite de Fibonacci. C'était une façon de réintroduire quelque chose qui n’est pas de l’ordre de l’invention humaine mais qui est un calcul mathématique que l’on retrouve dans la nature : le nombre parfait. ​​L'œuvre parle aussi du paysage, du cosmos et de l'influence que cela peut avoir sur nous. Elle renvoie aussi à des notions liées au temps et à l'espace.
Dans ce dessin, j'ai laissé des poches blanches pour créer des respirations. Cela permet au regardeur de projeter des choses qui sont liées à son histoire ou celle qu’il voudra y projeter. J'avais appelé cette exposition « À toute surface, on rêve de profondeur » : le miroir était là pour rappeler aussi comment dans un espace on peut avoir envie de passer de l’autre côté du miroir et à vouloir aller plus loin ou au-delà (en référence à Lewis Caroll) et de tomber dans un imaginaire, fantastique, réel ou fictionnel.

Où est-ce que tu te situes dans la question du beau ?
Je ne fais pas une œuvre pour qu’elle soit belle ni esthétique. Ce n’est pas quelque chose que je cherche mais c’est une notion intéressante dans la mesure où elle peut être un ressort pour essayer de réenchanter une histoire. La pièce que je présente peut devenir l'instrument d'une métaphore poétique pouvant offrir au regard un potentiel réenchantement. En définitive, c’est encore une histoire de regard, il peut y avoir de la beauté partout : mon atelier se situe sur un site industriel et je regarde ce qui est abandonné, laissé au rebus, ce sont des choses que je trouve très belles car il peut y avoir dessus de la rouille, quelque chose qui parle du temps et de l'histoire. Je peux utiliser des choses qui peuvent paraître désuètes et réfléchir à comment transformer les choses pour les révéler et tenter de les sublimer.
Quels sont les artistes contemporains qui t'inspirent ?
Il y en a beaucoup... Les artistes de l’Arte Povera, du  Land Art et après je regarde beaucoup des peintres, Anselm Kiefer, Cy Twombly, David Hockney, Hantaï... pour n’en citer que quelques uns. Il y en a tellement.

Quels sont tes prochains projets ?
Ils sont nombreux. 
Dans un premier temps, en décembre de cette année, la publication d’un ouvrage dirigé par Agnès Callu sur le projet DDD (Dessein Dessin Design) et qui traite de la fabrique médiatique des images où y figure notamment un texte sur la pièce que j’ai réalisé en Australie fin 2017 lors de ma résidence. 
Young Art Review - François Réau
Vue d'atelier
​En février prochain, je participe à une exposition collective, Mapping at last, The plausible island, curatée par Léo Marin à l'Espace Topographie de l’Art à Paris. En mars, je présente mon travail dans une exposition personnelle à la H Gallery Paris. Puis, je serai sur le stand de ma galerie, la H Gallery pour Art Paris 2019. Enfin, je participe dès avril prochain à une résidence sur un bateau, le Endeavour. Pour une traversée en mer de Corail au départ de Sydney pour rejoindre Nouméa et la Nouvelle Calédonie. Cette résidence est possible grâce aux services Culturels de l’ambassade de France et le soutien du Musée Maritime de Sydney.
En mai, je serai présent au Musée St Roch à Issoudun dans une exposition personnelle qui s'intitule La nuit s’enfuit avecques ses douleurs. Puis de nouveau dans une exposition personnelle du côté de Lille avec Die Brucke. Et à l'automne enfin dans un grand projet dont le commissariat général est assuré par le Frac PACA, au Musée Mac Arteum à Châteauneuf le Rouge près de Aix en Provence, sur une proposition de Christiane Courbon. 

Un conseil pour les jeunes artistes ?
Suivre son propre chemin, écouter son intuition.
Interview mené par Livia Perrier.

Crédits photo : 

Atelier : Livia Perrier
Drawing machine : Mayu Kanamori

Stéphane Corréard

12/3/2018

 
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Pendant mes années bordelaises, j'ai invité Stéphane Corréard à l'Institut Culturel Bernard Magrez pour intervenir dans une conférence-pièce de théâtre sur l'art brut et c'est à cette occasion que Je l'ai rencontré. On ne le présente plus : critique d'art pour de nombreuses publications et émissions, commissaire d'exposition, collectionneur, fondateur du salon Galeristes, amoureux des artistes... Comment en est-il arrivé là ?

Rencontre.
​Quel a été ton parcours ? Quand t'es-tu intéressé à l'art ?
J'ai un parcours atypique mais en même temps, j'ai l'impression qu'il y a beaucoup de parcours atypiques dans l'art. Il n'y avait absolument pas d'art chez moi : uniquement un tableau que mes parents avaient acheté pendant leur voyage de noces, une copie d'un Bernard Buffet, c'était pas très glorieux ! En fait, c'est venu complètement par accident puisque ma mère était Savoyarde et à l'époque les commissionnaires de Drouot, qu'on appelait les Cols Rouges, étaient tous Savoyards. 
​"Ce que tu essaies de faire quand tu fais une expo, c’est de raconter une histoire, de savoir comment les gens vont entrer dans l’œuvre. Comment tu vas faire pour les intéresser ? Que vas-tu raconter comme histoire en mettant cette œuvre-là puis cette œuvre-là ?"
C'était une charge qui se transmettait de père en fils depuis des siècles et donc un jour elle a voulu aller voir les Savoyards. Donc, elle m'a emmené. Elle a regardé, elle a vu des bijoux, des meubles et elle a parlé avec ces Savoyards et moi je suis tombé dans une salle de tableaux modernes (ce qu'on appelait les tableaux modernes, c'était surtout de l'entre-deux guerres on va dire, début du 20e siècle) et ça m'a saisi - je ne sais absolument pas pourquoi ! J'étais fasciné par ce que j'ai vu. Je crois que je n'avais jamais imaginé, justement parce qu'il n'y avait pas d'art chez moi, qu'il y avait autant d'expressions possibles avec le même médium. Je n'y avais seulement jamais réfléchi mais ça m'a fasciné et j'ai acheté le catalogue. Quand je suis rentré chez moi, mes parents n'avaient pas de livre d'art mais ils avaient une encyclopédie en 30 volumes que mon père avait acheté mois après mois. Là-dedans, j'ai cherché tous les artistes et j'en ai trouvé plein : Jacques Villon, Rouault... ! Ça m'a ouvert un horizon, comme si j'avais découvert une famille inconnue ! Puis, je suis allé deux fois par semaine à Drouot, j'ai demandé à ma mère de m'accompagner. Dans les embouteillages, je lui parlais de ce qu'on allait voir, on décortiquait les catalogues. Ça faisait une espèce d'émulation, c'est comme ça que j'ai commencé à m'intéresser à l'art. Puis de fil en aiguille, je suis allé dans des musées, des galeries, j'ai rencontré des artistes, tout a découlé de là. La plupart des gens avec qui je m'entends bien dans le milieu de l'art ont un rapport privilégié avec l'objet. C'est vrai que je n'ai pas commencé dans les livres ni à l'école, mais bien par les objets : le mystère des objets me fascine toujours. Des objets qui étaient muets car à Drouot, tu n'as même pas de cartel. C'est ce que j'adore à Drouot : tu entres dans une salle, tu as 300 œuvres montrées de la pire manière possible, une croute supposée à côté d'un chef-d'œuvre supposé. Tu n'as que tes yeux qui travaillent, mais parfois tu te dis : « cette supposée croûte qui vaut 200 euros, elle me plaît beaucoup plus que ce soi-disant chef d'œuvre qui en vaut 200 000. »  Ça pousse à faire travailler l'œil, c'est une école de l'œil.
​Et après cette découverte, comment as-tu déroulé ton parcours ?
Entre 13 et 15-16 ans, je n'allais qu'à Drouot, donc certains artistes étaient pour moi de véritables stars car ils passaient dans toutes les ventes. J’ignorais totalement les autres artistes qui ne passaient jamais en vente à Drouot. J'en ai eu l'expérience avec une œuvre de Kandinsky qui est passé en vente, j'ai dit à ma mère « Tiens, c'est pas mal ça, on pourrait l’acheter ». On commençait à acheter des trucs à 20 francs, 100 francs, 200 francs, c'était très modeste. Quand on a demandé le prix du Kandinsky, c'était 2 millions ou 5 millions. Là je suis tombé complètement de l’armoire et j’ai dit à ma mère : « c’est pas sérieux, si on ne connait pas un artiste qui vaut 2 millions… ». Je n’avais pas encore acheté de livre, les objets uniquement m’apportaient cette connaissance. Et donc, là on est allé à Beaubourg et on a commencé à apprendre en accéléré les modernes. Puis dans une vente, je me suis aperçu que l’on ne voyait pas les jeunes artistes à Drouot, donc il a fallu aller dans les galeries mais aussi dans les salons (Salon de mai, Salon Grands et jeunes d’aujourd’hui, Salon de la jeune peinture). 
"Un artiste a besoin d’être montré pour que son travail existe. Qui peut prendre le plus rapidement, simplement, individuellement la décision de montrer un travail ? C’est un galeriste."
​C’est là où j’ai commencé à écrire aux artistes pour obtenir de la documentation sur leur travail et les prix (car à Drouot contrairement aux musées et salons, il y avait toujours l’estimation qui était comme un juge de paix sur un état de l’offre et de la demande). J’avais la hantise de rencontrer un jour un artiste car j’estimais que je n’avais pas du tout de formation académique, je me sentais illégitime. Je pouvais être ignorant en face d’un objet, ce n’était pas gênant, alors que me sentir ignorant en face d’un artiste ! C’étaient comme des idoles. J’avais peur de ne pas être à la hauteur. 
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​Et un jour, il y en a un à qui j’avais écrit qui a été plus malin que les autres et qui m’a trouvé. Il m’a invité à voir son atelier, je devais avoir 16 ans. Je me suis rendu compte que mon ignorance ne comptait pas, que ça passait derrière le désir, le plaisir de découvrir des œuvres et de parler à quelqu’un qui a les mêmes centres d’intérêt. Ensuite, il m’a présenté de nombreux artistes de sa génération, puis j’en ai moi-même sollicité d’autres, dont l’œuvre me passionnait. Tous m’ont bien accueilli. En plus, comme j’étais très jeune, ils étaient très bienveillants. Et si on arrive à être sincère, on peut abattre des montagnes, personne n’est inaccessible. 
Après j’ai tout de suite su que je voulais travailler toute ma vie dans l’art et que je ne serai pas artiste. Je ne savais pas pourquoi à l’époque, j’ai évidemment essayé mais je n’étais pas doué de mes mains. Mais surtout, je n’arrivais pas à ne pas être regardeur de ce que je faisais et je sentais bien que ça n’allait pas. Je n’arrivais pas à comprendre à l’époque pourquoi cela n’allait pas. Mais on ne peut pas en même temps faire quelque chose et le juger. 
Longtemps après, j’ai compris pourquoi. J’ai fait une expo quand j’avais la galerie Météo, ouverte en 1992, qui s’appelait Les Première pierre. J’avais demandé à des artistes de me confier l’œuvre à partir de laquelle ils avaient su qu’irrémédiablement ils seraient artistes toute leur vie. L’œuvre avec laquelle leur vie avait basculé. Et c’était assez troublant car la plupart m’ont confié des œuvres de jeunesse et je me suis trouvé entouré de ces œuvres un peu imparfaites car elles étaient élaborées avant que l’artiste ait trouvé son style. Et j’ai découvert qu’il y avait un point commun à toutes ces œuvres, c’est qu'elles étaient bêtes, stupides d’une certaine manière. Ça m’a fait penser au livre qu’a écrit Jean-Yves Jouannais plus tard sur l’idiotie et je pense qu’effectivement on peut être artiste, pas du tout si on est bête, mais en tous cas si on ne cherche pas à être intelligent. Il faut faire arriver à faire quelque chose en s’en foutant de ce que les gens vont en penser. C’est un peu comme quand on danse, si tu penses à ce que les gens vont en penser, tu restes debout et tu sirotes ton gin tonic ! Soit t’es complètement dans ce que tu fais, comme quand tu fais l’amour, comme quand tu danses, comme quand tu fais de l’art... Si tu n’es pas complètement dans ce que tu fais, ça ne peut pas marcher. Et moi, je n’étais pas capable d’être que dans ce que je faisais quand je faisais quelque chose avec mes mains. Et donc, je me suis dit : « qu’est-ce que je peux faire ? ». Je voulais en tous cas être très proche de l’art, sans en faire. La galerie est ce qui permettait à la fois d’être essentiel dans le destin d’un artiste. Evidemment, comme je dis toujours, ce n’est pas nous qui découvrons les artistes, ils se découvrent tout seul. Mais un artiste a besoin d’être montré pour que son travail existe. Qui peut prendre le plus rapidement, simplement, individuellement la décision de montrer un travail ? C’est un galeriste. Je voulais être utile aux artistes et en même temps, les accompagner dans la durée. À travers la lecture de cette encyclopédie, ce qui m’intéressait c’était une vie, un parcours d’artiste qui commence à un point A et qui finit à un point B. J’ai toujours dit qu’un bon artiste, c’est un artiste qui est bon de A à Z. Je ne crois pas à un artiste qui soit excellent 5 années de sa vie... Y’en a qui sont excellents 5 années de leurs vies et épouvantablement mauvais le reste du temps. Mais pour moi quand je les regarde avec la connaissance de tout leur parcours, en général - même toujours -, je juge qu’ils ont été mauvais tout le temps. Simplement, pendant quelques années, ça ne s’est pas vu car ils étaient dans un groupe, dans un endroit où il se passait des choses. C’est un peu comme Ringo Starr : il était génial avec les Beatles, mais ce qu’il a fait tout seul n’a aucun intérêt. C’est un peu pareil avec certains Nouveaux Réalistes, ou certains Impressionnistes, qui ont participé pleinement à une aventure mais qui au final n’avaient rien à dire tout seuls.
​Comment as-tu été en contact avec les artistes de la Villa Arson ?
Le premier artiste que j’ai rencontré avait une soixantaine d’années, c’était un artiste abstrait de la Deuxième Ecole de Paris, c’est-à-dire des années 50. Il m’a présenté beaucoup d’artistes mais de sa génération : Jean Messagier, Chu Teh-Chun… J’adorais, mais ça tournait beaucoup en cercle fermé. Comme j’ai tout de suite su que je voulais travailler dans l’art, je suis allé faire mon premier stage l’été de mon Bac à la Galerie Baudoin Lebon. À l’époque, en 1984 à peu près, il y a très peu de FRAC, les centres d’art n’existent quasiment pas. Il n’y avait quasiment pas d’institutions publiques dédiées à l’art contemporain. C’est après 1981 que Jack Lang a créé la DAP (Délégation aux Arts Plastiques) avec Claude Mollard qui a eu l’idée des FRACs et a structuré les Centres d’Art. Il y avait surtout des associations qui prenaient le nom de centre d'art et notamment le centre d’art de Meymac en Corrèze. Caroline Bissière, qui travaillait à la Galerie Baudoin Lebon, avait créé bénévolement avec son mari ce centre d’art. Elle travaillait à la galerie et ne faisait une expo que l’été. Sa première expo, c’était Les vaches dans l’art contemporain, puis L’hyper-réalisme, puis une expo sur les années 50 pour montrer les bases de l’art contemporain, et l’année où j’ai travaillé chez Baudoin Lebon, elle avait fait une exposition sur la fin des années 60, D’une contestation l’autre qui était un face à face entre la Figuration Narrative et Supports/Surfaces, deux mouvements globalement d’extrême gauche, mais l’un avec une imagerie figurative et l’autre abstrait. 
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​Et là, elle devait préparer un catalogue. Elle avait fait venir un photographe à la Galerie et elle avait apporté avec elle dans sa valise toutes les œuvres de Supports/Surfaces (car comme c’étaient que des toiles libres, c’était facile à déplacer contrairement aux œuvres de la Figuration Narrative). Elle a déplié et punaisé les œuvres au mur. Le photographe photographiait un Pincemin, un Devade, un Deleuze, un Viallat… Moi je ne connaissais pas la plupart de ces artistes car ils ne passaient pas en vente à Drouot, ils étaient beaucoup trop avant-gardistes pour moi à l’époque. Et, il y a une œuvre qui m’a subjugué. De Noël Dolla. Rétrospectivement, c’est très mystérieux... 
​C’est pour cela que je ne peux croire qu’à l’intuition dans le rapport à l’art parce que son œuvre ressemble à s’y méprendre à toutes les autres œuvres de Supports/Surfaces. C’est une toile libre. Lui contrairement à Viallat, il ne faisait pas des empreintes d’éponges… Lui il teignait tout le centre de la toile en laissant les bords de la toile dans leur couleur d’origine. Ensuite, il coupait la toile en quatre morceaux et il la recousait à l’envers, ce qui faisait une croix. C’était une manière de dessiner sans dessiner. C’est très proche de tout le reste de Supports/Surfaces mais ça m’a subjugué. Pendant quelques semaines, je n’ai pensé qu’à lui mais je ne le voyais nulle part, ni dans les musées, ni à Drouot. Je n’avais aucun moyen d’en savoir plus sur lui ! J’avais quand même trouvé un livre qui datait de l’année précédente avec quelques reproductions en noir et blanc. Un ou deux ans après, ça me trottait toujours dans la tête et parce que je participais à une revue, je me suis dit « c’est l’occasion d’écrire à Noël Dolla ». Je savais qu’il était du Sud, j’ai ouvert le bottin et j’ai trouvé l’adresse de Noël Dolla, je lui ai écrit « Mon cher maître, … ». Il m’a répondu, j’étais fou de joie. On a commencé à correspondre par courrier, parfois par téléphone. J’ai fini par découvrir qu’il était au fond du trou. Moi je l’appelais « mon cher maître » et lui n’avait plus de galerie depuis 10 ans. 
Young Art Review - Noel Dolla
Noël Dolla, Croix, 1973 - Teinture sur toile cousue
Il était prof à la Villa Arson à Nice, donc il avait quand même un contact avec l’art, avec des collègues, des élèves mais restait très isolé. Donc Noël m’a dit « Il faut venir voir ce que je fais ». Il était en pleine crise existentielle. Il avait créé 7 ou 8 alter-ego qui faisaient 7 ou 8 séries d’œuvres radicalement opposées les unes des autres. Il a fini par m’inviter à Nice une semaine pour que je voie ce qu’il faisait. J’ai sauté dans l’avion et il est venu me chercher en moto. Il conduisait comme un fou, j’avais tellement peur sur la Promenade des Anglais. Il me dit « On ne va pas aller chez moi directement, car il y a un vernissage dans une galerie, alors on y va! ». 
​​Je devais avoir 19-20 ans et on débarque dans cette galerie et on tombe sur deux étudiantes qui barraient l’entrée. J’ai buté sur elles. Il me les présente, c’était : Tatiana Trouvé et Ghada Amer, avec qui je commence à sympathiser. J’étais passé directement d’un artiste de 60 ans à un artiste de 45 ans et d’un coup à des étudiantes de 20, des apprenties artistes. Donc j’avais enfin rencontré des artistes de mon âge, après tout ce périple ! Je dormais dans la chambre d’ami de Noël, là où il y avait des cartons à dessins. Tous les soirs, je prenais un carton à dessin et je potassais, je regardais tout ce qu’il avait fait ! 
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Un matin, on va prendre un café dehors et on voit débarquer un individu sur une mobylette avec derrière ce qui m’a semblé être un pied de télévision métallique doré. En fait, c’était Philippe Ramette qui venait montrer à Noël, son prof, ses Socles à réflexions - des échasses qui lui permettaient d’être à un mètre au dessus du niveau de la montagne. Puis, le soir, il a invité à dîner Philippe Mayaux, Pascal Pinaud, Jean-Luc Verna… J’ai commencé à rencontrer non pas 1 ou 2 mais 15-20-30 jeunes artistes et c’était hyper vivant ! J’ai commencé à venir à Nice tous les mois ! Je venais voir les copains, mon vrai univers artistique était à Nice et pas à Paris.
Entre temps, je finissais mon école privée d’art et de commerce. Je dois trouver un stage, je vais à la Fondation Cartier, grâce à Noël car il avait une exposition à la Fondation. Il vient à Paris, je l’héberge chez moi. Comme la fondation était à Jouy-en-Josas, il m’a demandé de l’emmener en voiture et là on rencontre Marie-Claude Beaud qui dirige la Fondation Cartier et qui nous invite à déjeuner. J’écoute leur ping pong puis à la fin de la conversation, elle se tourne vers moi et me dit : « Et vous, jeune homme, qu’est-ce que vous faites ? ». Je réponds que je finis mes études et que je fais une revue à laquelle Noël participe. Elle me dit de lui apporter la revue lorsqu’elle sera parue. 
​Quand elle est sortie, j’ai appelé sa secrétaire, j’ai pris rendez-vous avec Marie-Claude. Elle me donne rendez-vous à 9h du matin à Jouy-en-Josas, je viens, elle baille tout le long alors que je lui apportais ma revue tout tremblant. Et moi, il fallait que je trouve un stage de fin d’études. À la fin de la conversation, elle me demande : « Bon et maintenant, qu’est-ce que vous faites dans la vie à part cette revue ? ». Je réponds que j’ai fini mes études d’art et de commerce et que maintenant je cherche un stage. Elle me dit « Et vous avez des idées ? ». Je réponds que je ne sais pas trop et elle me dit « Vous ne voudriez pas venir ici ? ». Quelle bonne idée !  Donc, je débarque faire un stage de 3 mois, l’été 89. J’ai 21 ans et je suis à la Fondation Cartier. 
Trois mois de stages pour élaborer un projet de revue pour la Fondation Cartier. Je me plonge dans les archives, j’essaie de tout comprendre. En septembre Marie-Claude revient de vacances, j’avais bossé tout l’été et je présente mon projet de revue. Elle me dit « C’est super, c’est exactement ce que j’aurai voulu mais Cartier me retire le budget, donc il n’y a plus de revue. ». Mon stage se terminait et elle me propose de rester pour être chargé de mission pendant 1 an pour préparer l’exposition Warhol de l’été suivant.
J’ai 21 ans et je suis embauché à la Fondation Cartier pour être co-commissaire de l’expo Warhol avec deux jeunes gens, du même âge que moi et on a des millions à dépenser pour faire cette exposition ! Donc c’était juste génial. Bien-sûr, Marie-Claude veillait au grain mais elle voyageait énormément pour les grandes expositions internationales qu’organisait la fondation et du coup elle déléguait énormément. On s’est éclatés. Je me suis retrouvé dans l’atelier de Combas car on lui avait commandé un tableau sur le Velvet Underground. Marie-Claude était géniale pour faire confiance aux jeunes. Par exemple, ils faisaient tous les ans un hors série avec alternativement Le Point, Nouvel Obs ou L’Express. Et là, comme c’était sur Warhol et qu’il y avait une partie sur Velvet, je lui ai parlé d’une revue que j’adorais et qu’elle ne connaissait pas : les Inrockuptibles. J’ai proposé que l’on fasse ça avec eux pour une fois. C’était à l’époque un trimestriel, ça a été tellement déterminant dans leur vie que c’est ça qui leur a permis de devenir mensuel. 
​​​J’ai pu rencontrer des tas de gens et renvoyer l’ascenseur. Comme je connaissais les Velvet via des artistes et comme Warhol avait fait leur première pochette, j’ai suggéré qu’on fasse une partie sur la peinture rock en France dans les années 70. Malaval et Noël Dolla avaient fait des peintures performances dans les années 70. Donc j’ai pu renvoyer l’ascenseur et travailler à nouveau avec Noël! Ça me donnait aussi l’occasion d’aller à Nice. 
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Vue de l'exposition "Andy Warhol System : Pub-pop-rock" - , Fondation Cartier pour l’art contemporain, Jouy-en-Josas, 1990
Puis après, à l’époque, il y avait ce qu’on appelait le service militaire. Donc été 1990, mon CDD se termine et je pars au service. Un peu avant j’avais commencé à écrire dans les journaux, donc j’ai continué pendant que j’étais au service dans une revue qui s’appelait 7 à Paris un Télérama un peu rock, un peu plus intéressant. Puis quand je suis sorti de mon service militaire, la fondation avait commencé à se replier sur de gros projets, plus institutionnels, qui m’intéressaient moins. Je continuais à écrire dans les journaux. Mais je ne savais plus quoi faire parce que j’avais eu une première expérience tellement géniale, que je me suis dit « je vais forcément rétrograder ». Je me suis dit c’est foutu, il va falloir que je me tape 15 ans de galère avant de refaire quelque chose d’aussi intéressant. Ce n’était pas trop dans mon caractère donc j’ai décidé de monter ma galerie. C’est comme ça que tout ça a commencé !
En parallèle, juste avant que je fasse mon service, est arrivée la Guerre du Golfe et la crise du marché de l’art en janvier 90. En sortant de mon service en 1991, ça faisait déjà plus d’un an que le marché est totalement déprimé. Il y a eu un effet de coup de tonnerre parce qu’à la fin des années 80, au contraire, le marché se portait super bien, il était très spéculatif - rien à voir avec ce que c’est aujourd’hui mais à l’époque, ça paraissait très spéculatif - donc les galeries se créaient comme des champignons. Et puis, là, 90, coup de froid total parce que là, du jour au lendemain, tout s’arrête avec la guerre du Golfe  : la bourse s’effondre, l’immobilier s’effondre, l’art s’effondre. Tout était cyclique et non pas contracyclique comme l’art l’est devenu. Les galeries ferment, tous les projets de galerie s’arrêtent et tous ces jeunes artistes que j’avais connus à Nice et qui maintenant sortaient de l’école ne trouvent pas de galerie ! Pourtant ils sont tout à fait repérés. À l’époque, au Musée d’art moderne, il y avait une manifestation, les Ateliers de l’ARC, qui avait lieu tous les 4 ans et qui montrait la fine fleur des artistes français émergents sous la houlette d’un commissaire étranger. En 1991, il y avait Ghada Amer, Mayaux, Ramette, Jean-Luc Blanc - beaucoup de ces artistes que j’avais connu à Nice étaient là. Habituellement, ces artistes trouvaient immédiatement des galeries, mais cette année-là, comme il n’y avait pas de nouvelle galerie et que beaucoup avait fermé, quasiment aucun artiste n’a trouvé et notamment pas les niçois ! Je sors de mon service militaire, je me rends compte que je n’ai pas tellement d’avenir dans une institution et que tous mes potes artistes que j’aime ne trouvent pas de galerie. La logique qui s’impose, c’est que je dois ouvrir une galerie pour les montrer ! Le problème, c’est que je ne connais que très peu de collectionneurs, très peu de gens dans le monde de l’art.
Le 21 septembre 1992, j’inaugure ma galerie, Météo, à Paris dans une cour.
Young Art Review - Duchamp
Marcel Duchamp, Aimer tes héros, 1963
​Pourquoi Météo ?
Météo c’était un jeu de mots parce qu’en fait il y avait la galerie Air de Paris qui s’était créée et c’était le nom d’une œuvre de Duchamp. Et moi y’a une œuvre de Duchamp que j’aimais beaucoup : il avait fait une couverture pour la revue italienne Métro, il avait juste épelé le nom et ça faisait « Aimer tes héros ». Et comme pour moi les artistes étaient des héros, je voulais appeler ma galerie Métro. Mais il y avait déjà Metro Pictures à New York et donc, du coup, j’ai enlevé le R, je considérai que c’était le R de Air de Paris, il restait Météo. Je ne voulais pas que ma galerie porte mon nom, car j’étais très humble par rapport aux artistes. Je ne voulais pas être mis en avant. Après, je me suis rendu compte que ce n’était pas le plus efficace. On voit bien Cortex Athletico, il a changé de nom pour prendre le nom de Thomas Bernard… à un moment donné, il faut être simple, le galeriste, c’est une personne. À l’époque, c’était plus romantique que ça. 
Météo, je me disais que quand les gens verraient la météo à la télé, ils se diraient « putain, je suis pas allé voir l’expo chez Météo, il faut que j’y aille demain ! » Je me disais que ça me ferait de la pub gratos. 
J’ai ouvert la galerie. J’avais rencontré entre temps, grâce à Noël, Bernard Lamarche-Vadel, qui était pour moi un héros total : le plus grand critique français. Je l’avais lu et relu. J’achetais sa revue Artistes en kiosque, j’adorais beaucoup d’artistes qu’il aimait. Et ça fait partie de ces personnes où je me suis dit « si j’ai la chance de le rencontrer, ça va pas se représenter une deuxième fois, donc il faut qu’il se rappelle de moi et il faut que je les colle et il faut qu’on fasse des choses ensemble ». Ça m’est arrivé avec lui puis avec Jan Hoet, directeur du Musée de Gand et qui avait fait la Documenta de Kassel. Quand j’ai rencontré Jan Hoet, pareil, je ne l’ai plus quitté de la soirée, on a passé toute la nuit ensemble et après c’est devenu un ami. Et je voulais vraiment faire des choses avec Bernard, il fallait que je me fasse remarquer, j’avais 22 ans, il en avait 15 de plus et une stature incomparable. Finalement, je ne savais pas avec quoi commencer la galerie, je n’étais pas très sûr de moi. Il m’a convaincu d’ouvrir avec un artiste totalement inconnu qu’il m’a présenté. C’est comme ça qu’on s’est retrouvé : un garçon qui ne connaissait personne avec un artiste inconnu à ouvrir une galerie dans une arrière-cour d’une rue anonyme derrière Bastille. 
Evidemment, je n’avais pas un flèche pour faire tout ça. Ma mère, qui avait été très intuitive et qui savait qu’un jour ou l’autre j’ouvrirais une galerie sans doute, avait installé ses bureaux dans un local près de Bastille. C’était un quartier où les galeries commençaient à s’installer. C’est mort avec la crise de 90 mais juste avant, les galeries étaient dans ce quartier. Elle a mis ses bureaux au sous-sol quand j’ai voulu ouvrir ma galerie et m’a laissé un rez-de-chaussée de 50 m2. Je me retrouve avec un joli outil, avec tout de même un mur de 10 m. 
"Et ça m’a donné une autre très bonne leçon dans les rares que je sais de l’art : la première c’est que quand on est bon, on est bon du début à la fin. Et la deuxième, c’est qu’il n’y a pas de différence entre l’artiste et son œuvre. C’était une situation fausse d’être ami avec ces artistes dont je n’admirais plus l’œuvre : si je n’admirais plus leur œuvre, c’est que je ne les aimais plus. Et ça s’est délité très rapidement…"
​Au début, je n’avais même pas de fichier client, je ne connaissais personne. Je me suis rendu compte qu’aucune des personnes que j’avais connu à la Fondation Cartier n’est venu: ni Marie-Claude, ni Jean de Loisy, personne ! Uniquement les vieux artistes que je connaissais mais qui ont très vite compris qu’ils ne seraient pas exposés. Mon goût avait évolué et certains l’ont très mal pris, ce que je peux comprendre… Et ça m’a donné une autre très bonne leçon dans les rares que je sais de l’art : la première c’est que quand on est bon, on est bon du début à la fin. Et la deuxième, c’est qu’il n’y a pas de différence entre l’artiste et son œuvre. C’était une situation fausse d’être ami avec ces artistes dont je n’admirais plus l’œuvre : si je n’admirais plus leur œuvre, c’est que je ne les aimais plus. Et ça s’est délité très rapidement… 
"Il n’y a pas de bonne raison de montrer un mauvais artiste, et il n’y a pas de mauvaise raison de montrer un bon artiste."
Tu as été le commissaire de nombreuses expositions (dans des galeries, à la Fondation Alvares Penteado au Brésil mais aussi du Salon de Montrouge, des expositions de diplômés de la Villa Arson, ...). Comment envisages-tu le métier de curator ?
Pour moi, c’est un peu comme « critique d’art », je ne sais pas ce que ça veut dire. Je trouve que - de mon expérience -, le simple fait d’accrocher une œuvre à côté d’une autre, c’est déjà un travail de commissaire. Après, il y a plein de manières de faire ce métier. Quand j’avais la galerie, c’était bien car j’avais un outil pour faire des expositions. On ne voit jamais les galeristes comme des commissaires. Finalement, moi j’ai été commissaire de dizaines d’expositions : c’est toi qui choisis l’artiste, c’est toi qui choisis les œuvres, parfois tu fais des expositions de groupe, c’est toi qui fais le titre, les thèmes… 
Mais, à l’époque, quand j’avais la galerie notamment, j’étais toujours favorable aux expos personnelles. Ce qui me passionne, c’est l’univers d’un artiste. Et je trouve que les expo de groupe sont souvent un peu factices, un peu faciles… Les rares expos de groupe que j’ai faites à la galerie étaient toujours des expos qui, à mon avis, modestement, avaient un sujet universel et fondamental pour comprendre l’art, pour approcher l’art. Quand j’ai fait l’expo Les Première pierre, tous les artistes auraient pu y être. J’ai toujours dit qu’une bonne expo, c’est une expo où tous les bons artistes peuvent être. Ce qui m’énerve toujours, c’est quand certains de mes copains commissaires me disent qu’ils invitent tel ou tel mauvais artiste car « il va bien dans le thème ». Un autre axiome très simple auquel je suis arrivé : il n’y a pas de bonne raison de montrer un mauvais artiste, et il n’y a pas de mauvaise raison de montrer un bon artiste.
​Comment sais-tu qu’un artiste est bon ou mauvais ?
Alors, ça, justement, c’est le plus difficile ! J’avais fait une expo qui s’appelle Le plaisir de ne pas comprendre qui disait une chose importante de mon rapport à l’art. Cela vient  du fait que j’ai commencé à m’intéresser à l’art par les objets muets. Quand Lamarche-Vadel se promenait dans les galeries, quand ça ne l’intéressait pas, il regardait en deux secondes puis allait voir le galeriste et disait : «faites moi la bande-son ». Moi, comme lui, je ne pense pas que l’art a besoin de baratin. Je pense qu’il n’y a rien à comprendre. Bien-sûr, la connaissance n’est jamais néfaste. C’est toujours bien de creuser mais pour moi le rapport à l’art ne commence pas par la compréhension. Il y a à voir mais non à comprendre. 
"Je dis toujours, il n’y aura personne pour faire la bande-son quand l’œuvre va finir dans 200 ans à Drouot dans une caisse ! Tout ce qui n’est pas dans l’œuvre n’est pas dans l’œuvre !"
Au Salon de Montrouge, ça m’est arrivé plein de fois qu’un artiste me montre par exemple un tas de bois. Puis il m’explique que chaque longueur correspond à un nombre de trajets qu’il a fait en train et puis la hauteur c’est le nombre de kilomètres qu’il a fait etc. C’est bien, mais ce que je vois, c’est un tas de bois ! Alors que si il le grave, si il y a une indication… Je dis toujours, il n’y aura personne pour faire la bande-son quand l’œuvre va finir dans 200 ans à Drouot dans une caisse ! Tout ce qui n’est pas dans l’œuvre n’est pas dans l’œuvre ! C’est très tautologique de dire ça, c’est assez réac' d’une certaine manière, mais moi je crois en l’objet. Je crois en l’œuvre. Bon après, je ne suis pas complètement naïf, ça ne marche pas avec la performance, avec certaines formes d’art… mais globalement, j’ai besoin de décoder un objet. Décoder, ce n’est pas le comprendre, mais l’observer. 
J’ai fait un livre quand j’avais la galerie qui a été très important pour moi, Une rose est une rose. C’était une variation sur le poème de Gertrude Stein « une rose est une rose est une rose… ». J’avais demandé à 10 écrivains, philosophes, critiques d’art, romanciers de décrire chacun une œuvre exposée à la galerie. Ils devaient la décrire en au moins 10 pages. Et il n’y avait pas de reproduction, pas d’image. Ce qui m’intéresse, c’est comment toi, tu regardes une œuvre. Et la décrire, c’est dire comment tu vois. A l’époque, j’étais déjà tombé fan absolu de Felix Fénéon, le plus grand critique de tous les temps, dont certains des écrits sublimes sont regroupés dans Œuvres, chez Gallimard. Il y a dedans une description d’un pastel de Degas qui est une merveille absolue. Tu n’as pas besoin de voir une reproduction ! Et ça tient en 10 lignes ! Après avoir lu ça, je me suis dit, c’est ça qu’il faut apprendre au gens : il faut regarder puis il faut t’interroger sur la manière dont tu regardes.
La question profonde pour moi est la question de la présence réelle de l’artiste dans l’œuvre. Il y a deux écoles en gros : est-ce qu’une œuvre, c’est une relique - un objet inanimé qui a une valeur d’échange - ou est-ce qu’une œuvre c’est quelque chose de vivant ? C’est la question de l’incarnation, très basiquement. J’ai toujours pensé que les œuvres sont vivantes, quelles sont actives. Ce n’est pas une relique, ce n’est pas un truc mort ! C’est pour cela que les œuvres sont inépuisables, c’est parce qu’elles ont cette vie! Par la description, tu peux rendre compte de la manière dont tu regardes une œuvre. Et à mon avis, c’est tout le travail de commissariat. J’étais très gêné quand j’avais la galerie car souvent, les gens ne regardaient pas et débarquaient directement au bureau et me disaient : « expliquez-moi ». Et moi, j’étais tétanisé car je pensais qu’il n’y avait rien à expliquer puisqu’il n’y avait rien à comprendre. En même temps, je sais que les gens ne font pas ce travail de regardeur. Evidemment, c’est plus simple dans un roman, un film, un opéra… Mais devant une œuvre d’art, ils regardent en 30 secondes… Ce qui est compliqué dans l’art, c’est qu’il faut que ça t’accroche en 10 secondes et en même temps, il faut que tu puisses la regarder pendant 20 ans si tu l’as en face de ton lit. Il faut que ce soit inépuisable. 
Ce que tu essaies de faire quand tu fais une expo, c’est de raconter une histoire, de savoir comment les gens vont entrer dans l’œuvre. Comment tu vas faire pour les intéresser ? Que vas-tu raconter comme histoire en mettant cette œuvre-là puis cette œuvre-là ?
​En tant que galeriste, si on me demandait au début de l’exposition d’expliquer, j’étais incapable de dire quoique ce soit. Mais, après 5 ou 6 semaines passées au milieu de mon expo - ce qui est aussi très différent d’un conservateur - avec des gens très différents qui venaient la voir et avec qui j’échangeais, je commençais à comprendre pourquoi j’avais fait cette expo ! Je faisais mes choix de manière très intuitive et la manière dont moi j’étais entré dans ce travail n’avait pas d’importance !
Young Art Review - Noël Dolla
Atelier - Noël Dolla

J’ai fait une autre expo, comme un pendant aux Première Pierre, Et des poussières, sur tous les restes d’atelier. J’avais remarqué que les artistes ne peuvent pas se résoudre à jeter quelque chose qui est devenu un médium. Il faut comprendre que tout n’est pas un médium. On peut faire de l’art avec tout mais il y a des médiums qui ont fait leur preuve, dans le temps, de leur plasticité comme la peinture. ​Une fois qu’un artiste avait utilisé un médium, quel qu’il soit, il ne peut pas se résoudre à jeter le reste à la poubelle. J’avais fait cette expo, en réunissant tous ces restes d’atelier. 
C’était génial. Par exemple, Noël Dolla, quand il balaie l’atelier : il trouve des poils de son chien, des bouts de toiles, des bouts de fils dont il s’est servi dans ses œuvres. ​Il prend tout ça et comme il est pêcheur, il prend des gros hameçons et ficelle tout ça autour et ça fait des espèces de leurres d’atelier. Il y avait aussi une pièce très emblématique de Ramette : quand il est entré à la Villa Arson, il a brûlé toutes ses peintures, il a ramassé les cendres et les a mises dans un espèce d’aquarium entre deux plaques de verre. Il y avait un bouton avec écrit « Cendres de dieu », tu appuies sur le bouton, une lumière s’allume à l’intérieur et puis ça vibre. Ça fait un petit peu comme des petits spermatozoïdes qui s’agitent, ce sont des cendres qui ne veulent pas mourir. C’est exactement ça ! Philippe Mayaux a fait une superbe série de pièces là-dessus. L’une s’appelle Principe de réalité humaine : la coupure, chaque fois qu’il se coupe dans l’atelier, il fait un dripping avec le sang sur la même toile, depuis 20 ans ! Même son sang de la pratique, il le recueille. Il a une autre pièce, c’est tous les morceaux de peinture à l’acrylique qui ont séché sur sa palette, qu'il agglomère. Aujourd’hui, ça fait une grosse boule, une espèce de sphère, de planète. Maintenant, ça doit s’appeler 30 ans de peinture à l’eau et en fait, il dit toujours que le jour où il meurt, il faudra couper ça en deux et tu verras toutes les couleurs qu’il aura utilisées dans le temps du premier tableau au dernier. Ce sont des pièces magnifiques ! 
J’ai toujours essayé de faire des expos qui racontaient des choses comme ça. En même temps, après ma névrose que j’avais guéri de ne pas vouloir rencontrer d’artiste, j’avais une autre névrose très très forte, c’est la hantise de faire exister une œuvre qui n’aurait pas existé sans moi. Pour moi, c’est très clair que je me place après la fabrication de l’œuvre. Contrairement à ce que tout le monde a voulu faire dans ma génération : faire de la production et intervenir dans le processus… Pour moi, c’est la seule chose intéressante, sinon les artistes n’ont aucun intérêt ! Ce qui m’intéresse chez les artistes, c’est justement qu’ils ne sont pas comme moi, ils ont truc en plus. 
Ce qui m’intéresse c’est d’arriver après la création et voir ce que je peux en faire : comment je la regarde, comment je la dispose, etc. J’aime jouer avec les objets mais je ne veux surtout pas intervenir en amont de l’objet. Je n’ai jamais voulu faire d’expo, en tout cas à cette époque-là, qui aurait nécessité que je passe commande à un artiste. C’était pour moi, une ligne que je ne voulais pas franchir. 
Tout ça pour te répondre que pour moi, le commissariat, c’est vraiment quelque chose qui se situe à partir de l’œuvre existante. Je fais confiance aux artistes et j’essaie plutôt de leur donner confiance car ils n’ont pas peur de montrer leur fragilité. Pour moi, c’est ça le travail de commissaire. 

Un conseil pour les jeunes professionnels de l'art ?
Se demander de qui on se sent vraiment proche, de quelle sensibilité, de quel artiste, critique, galeriste, etc. Et puis tout faire pour les rencontrer, s’en faire reconnaître, les fréquenter. Personnellement, j’ai appris tout ce que je sais aujourd’hui grâce à quelques rencontres seulement : Noël Dolla, Jan Hoet, Bernard Lamarche-Vadel, comme je te l’ai abondamment raconté. A chaque fois, ce sont des rencontres que j’ai sollicitées. Quand j’ai eu la chance d’accéder à ces grands personnages, je ne les ai pas laissés filer. Je les ai harponnés, et j’en ai tiré le maximum d’enseignements !

Stéphane Corréard est aussi le fondateur du salon Galeristes. En savoir plus...

Interview mené par Livia Perrier.

Crédits photo
Portrait : Fabrice Gousset
Photo Fondation Cartier : 
Barthelemy
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